Les chroniques économiques de Bernard Girard

19.3.13

Une Chine en Europe?




On peut depuis quelques semaines, je devrais peut-être dire quelques mois, lire dans la presse des articles qui insistent sur l’augmentation des salaires en Chine et sur le retour en Europe, et notamment en France, d’entreprises qui avaient délocalisé leur production. On  assez naturellement tendance a s’en réjouir, à se dire que l’Empire du Milieu avec sa main d’œuvre bon marché ne nous menace plus ou plus autant. Une analyse un peu plus fine invite a plus de prudence. Si la Chine peut parfois être moins compétitive, c’est que les salaires y ont augmenté mais c’est aussi que beaucoup sont très faibles en Europe, si faibles que l’on pourrait presque parler d’une Chine en Europe. Mais voyons cela de plus près.

Les salaires augmentent en Chine
Les salaires augmentent rapidement en Chine. De l’ordre de 15% l’an dans les régions les plus industrialisées et les plus tournées vers la production pour l’étranger. Et ces augmentations ne sont pas appelées a ralentir pour plusieurs motifs :
  • -       l’inflation qui mange une partie de ces augmentations, les rend moins douloureuses pour les employeurs, ils se rattrapent sur les prix. L’inflation dépassait les 6% en 2011, elle a depuis reculé mais le risque qu’elle reprenne n’est pas a exclure. Elle concerne, par ailleurs surtout les biens de consommation courante, notamment la nourriture, ce qui touche d’abord les ménages aux revenus les plus faibles, c’est-à-dire les ouvriers ;
  • -       la volonté des travailleurs chinois de profiter de la croissance rapide de leurs pays, volonté d’autant plus ferme que l’explosion des inégalités donne le sentiment que cela est possible. Plusieurs statistiques récentes montrent, d’ailleurs, que les pouvoirs publics ont pris acte de ce désir et entrepris de réorienter une partie de la croissance de l’économie chinoise vers la consommation intérieure : la réduction des exportations liée a la crise a été compensée ces deux dernières années par une augmentation significative des ventes du commerce de détail ;
  • -       une pénurie de main d’œuvre, surtout de main d’œuvre qualifiée dans les régions les plus industrialisées. Ce qui tient au vieillissement de la population, aux politiques de migration interne en Chine mais aussi à l’évolution de l’industrie : plus les processus de production se complexifient et plus il est difficile de se contenter de salariés venus du fond de la campagne sans aucune expérience industrielle.


De fait, le salaire minimum chinois devrait rapidement rattraper certains de ceux pratiqués en Europe. Si ce n’est déjà fait, ce pourrait l’être rapidement, dans les cinq ou six ans qui viennent. Le salaire minimum dans les régions les plus industrialisés est d’ores et déjà proche des 300€, il est donc proche du salaire minimum en Roumanie, en Hongrie, en Pologne et pas très éloigné de celui pratiqué au Portugal il tourne autour de 500€. Il suffirait donc que le salaire minimum chinois continue de progresser de 15% l’an pendant quelques années pour rattraper voire dépasser le niveau de ces pays européens. Surtout si les pays les plus en difficulté suivent l’exemple de la Grèce qui a, ces dernières années, diminué son salaire minimum.

On pourrait donc voir se développer l’équivalent d’une Chine à nos frontières, au sein même de l’Europe, à sa périphérie. Et ceci d’autant plus facilement que le salaire n’est pas le seul critère à prendre en compte. Il y a aussi la productivité. Or celle des travailleurs chinois est médiocre.

Une productivité médiocre en Chine
Cette productivité médiocre est signalée par tous ceux qui ont travaillé en Chine. Elle se devine a de nombreux indices et notamment par tout ce qui fait que l’on assimile parfois les entreprises chinoise à des bagnes.

On sait que la durée du travail y est très longue. Mais on sait également depuis plus d’un siècle, depuis, en fait, les travaux de Charles Gide, un économiste de la fin du 19ème siècle et du début du vingtième que des horaires trop longs sont synonymes de productivité faibles. Des horaires longs veulent aussi dire des durées de travail hachées. On arrête les machines pour prendre un casse-croute, fumer une cigarette, toutes choses qui ralentissent considérablement la production horaire.

La fréquence des accidents de travail est un autre indice qui va dans la même direction. Tout accident du travail est synonyme d’arrêt pendant quelques dizaines de minutes voire quelques heures de la production. Et si les accidents sont nombreux, c’est que les machines sont mal sécurisées, que les salariés sont épuisés par de trop longues heures de travail et que leurs compétences sont souvent, enfin insuffisantes.

Cette insuffisance des compétences est liée aux méthodes de gestion des personnels : pas ou peu de formation professionnelle, un turn-over élevé n’aident pas à développer les savoir-faire qui permettent une production horaire abondante. Turn-over lié aux conditions de travail trop difficiles, les salariés qui n’en peuvent plus s’en vont, et quand ils ne s’en vont pas, ils se rebellent, ce qu’ils peuvent de plusieurs manières : en se mettant en grève, en ralentissant spontanément la production, en la sabotant… tous comportements qui vont évidemment à l’encontre d’une bonne productivité.

A tout cela que connaissent bien les spécialistes de l’industrie, tous ceux, notamment, qui travaillent dans des usines, on peut ajouter deux autres indices qui montrent que les industriels chinois en sont eux-mêmes conscients. Le premier est une consigne donnée, en octobre derniers, aux équipes de Foxconn, de doubler leur production quotidienne d’iphone. Le management de cette entreprise qui emploie plus d’un million de salariés et sert de sous-traitant à la plupart des constructeurs de matériels électroniques, n’a pu faire pareille demande que parce qu’il avait le sentiment que la productivité était médiocre. Ce que confirme, d’ailleurs, l’intention de cette entreprise d’automatiser rapidement ses chaînes de production et de les équiper de robots.

Dans la notice qu’il consacre à cette entreprise, Wikipedia cite un ingénieur de Foxconn qui expliquait en novembre dernier :
« Certes, les robots que nous implantons coûtent de 20 000 à 25 000 dollars l'unité en moyenne, bien plus que les salaires unitaires des ouvriers. En revanche, ils fournissent manifestement un bien meilleur travail que nos ouvriers qui manquent de docilité et de rigueur. Leurs salaires ne cessent pourtant d'augmenter. Ils ont plus que triplé en trois ans. Ainsi, les robots vont vraiment permettre à Foxconn de booster ses cadences pour répondre à la demande occidentale mais aussi asiatique en iPhone qui ne fait qu'augmenter. Cela va vraiment permettre à Foxconn de rentrer dans l'ère de la pointe au niveau technologique. Nous avons franchi un nouveau cap. Nous sommes désormais une des entreprises technologiques les plus puissantes et les plus compétentes sur Terre." Quand une journaliste lui répond que selon ses sources, les salaires des ouvriers sur les lignes d'assemblage auraient en réalité augmenté de 85 % en moyenne en trois ans et non pas de plus de 200 % comme il l'affirme; et qu'ils étaient de toute façon dérisoires au départ, M. Wang a répondu : "Ne m’embêtez pas avec vos détails de chiffres". »

Pour tous ces motifs, on peut donc effectivement penser que l’Europe peut faire face à la concurrence chinoise. Mais quelle Europe ? et à quelles conditions ?

Une Europe duale
S’il est vrai que les salaires chinois sont en passe de rattraper dans les années qui viennent les salaires européens, ils ne les rattraperont pas tous. Ils rattraperont ceux des pays de la périphérie, Bulgarie, Roumanie…, pas ceux du centre, France, Danemark, Belgique.

L’Europe telle qu’elle existe a, en effet, ceci de particulier qu’elle associe des pays aux législations sociales très différentes. Le coût horaire moyen de la main-d’œuvre  et la structure des coûts de la main-d’œuvre y varient fortement d’un pays à l’autre. Le coût horaire de la main-d’œuvre, salaire, charges sociales, formation professionnelles… dans l’économie marchande allait, en 2009, de 36,94 euros en Belgique et 36,11 euros au Danemark à 4,00 euros en Roumanie et 2,88 euros en Bulgarie. Des écarts considérables qui le restent si on tient des pouvoirs d’achat. La vie est moins en Bulgarie qu’en Belgique, mais même en tenant compte, le salaire ouvrier y est infiniment inférieur.

C’est cette Europe aux salaires faibles qui peut prétendre concurrencer la Chine. Pas l’Europe du centre, la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas ou les pays nordiques. Dit autrement, il y a deux Europe, l’une où le coût de travail est faible et l’autre où le coût du travail est élevé. Et cette dualité a une double conséquence :
  • -       elle a, d’abord, attiré vers ces pays de la périphérie aux salaires faibles les industriels des pays du centre : pourquoi délocaliser en Chine lorsqu’on peut le faire à sa porte ? c’est en utilisant cette technique que l’industrie automobile allemande a su rester compétitive ;
  • -       elle a, ensuite, incité les travailleurs mal payés de ces pays, tous citoyens européens libres de circuler comme ils l’entendent dans l’espace européen à venir s’installer dans les pays qui offrent de meilleures rémunérations. D’où l’afflux de roumains, polonais… qui deviennent artisans chez nous et qui cassent, parfois (pas toujours), les prix.


Cette dualité européenne se retrouve aussi au sein de ce que j’appelle les pays du centre. On pense bien sûr aux salaires très faibles que reçoivent en Allemagne ceux qui travaillent avec ce que l’on appelle des contrats Hartz, ces contrats mis en place par Schröder et dont on nous vante si volontiers les mérites à droite en France, oubliant de dire que leurs titulaires reçoivent des salaires qui vont de 400 à 800€ On est, là encore, pas très loin des salaires chinois.

Ailleurs en Europe, et notamment en France, le temps partiel, les stages, la précarité  vont dans la même direction.

Si l’on voulait être un peu abrupt, on pourrait dire que la Chine s’est installée chez nous. Que nous sommes devenus, pour le pire et non pas pour le meilleur, un peu chinois.

Loin de la promesse européenne
Des économistes optimistes pourraient nous dire : mais tout cela est normal, nous assistons à progressivement à l’égalisation des coûts du travail dans le monde. C’est logique, c’est l’effet de la concurrence et du libre-échange. Oui, c’est bien ainsi que cela se passe dans les livres, mais dans la réalité les choses sont sans doute un peu différentes. S’il y a harmonisation des coûts du travail entre la Chine et les pays de la périphérie européenne, ce n’était pas ce qu’attendaient ces pays lorsqu’ils sont entrés dans l’Europe.

Cette situation n’est, du reste, pas sans conséquences :
  •            ces salariés aux revenus si faibles doivent se débrouiller pour survivre et ils le font, en général, grâce à l’économie informelle, à des activités non déclarées qui échappent à l’impôt, réduisent les recettes de l’Etat et contribuent à creuser son endettement, un endettement que les pays les plus riches doivent combler,
  •            ceux qui partent, émigrent et vont s’installer dans les pays qui offrent de meilleures rémunérations sont en général les plus qualifiés, les plus diplômés, les plus dynamiques, ce qui ne devrait pas aider ces pays de la périphérie à s’en sortir,
  •             il leur sera d’autant plus difficile de s’en sortir que la concurrence de la Chine et des autres pays émergents devrait ralentir les efforts de convergence. Là où l’Europe promettait d’enrichir les pays de sa périphérie, et ce qui a commencé de se produire avec l’Espagne, le Portugal ou l’Irlande avant qu’ils ne sombrent, on peut craindre qu’elle ne les enferme dans ce statut peu enviable de réserve de main d’œuvre bon marché.


On sait l’Europe malade depuis des années, victime d’institutions mal adaptées. On en a là un nouvel exemple. Exemple à prendre d’autant plus au sérieux que ce dualisme ne peut que renforcer les tendances nationalistes et populistes dans des pays qui n’ont par ailleurs toujours pas vidé leurs vieilles querelles, ethniques, territoriales avec leurs voisins.