Les chroniques économiques de Bernard Girard

26.3.13

Chypre, ses banques, l'Europe



Chypre. Qui, sinon quelques touristes, connaît cette île que se sont longtemps disputés la Grèce et la Turquie ? Qui pensait qu’elle pourrait un jour menacer l’euro alors qu’elle ne représente même pas 1% du PIB européen ? qu’elle réveillerait les ardeurs de tous ceux qui veulent en finir avec la monnaie commune et, plus généralement, de tout ce que l’Europe compte d’anti-européens. Personne. Et c’est bien cependant ce qui s’est passé au terme d’une folle semaine qui a montré tout à la fois les faiblesses du système de gouvernance européen et la volonté des grands pays d’imposer à tous une discipline.

Les faiblesses du système de gouvernance européen
Une nouvelle fois, nous avons assisté à ce qui devenu une routine en Europe : des négociations qui s’achèvent au petit matin après des jours et des jours de tensions, de déclarations contradictoires et d’effets de manches. C’est depuis des années banal dans les négociations  sur la politique agricole commune, mais jamais on n’avait assisté à tant de rebondissements et à des pressions aussi vives des instances européennes. Reprenons le fil des événements.

Tout commence, au moins en apparence, le 16 mars. Ce jour là, l’eurogroupe, c’est-à-dire les ministres des finances des Etats membres de la zone Europe, se concertent pour sauver Chypre que menacent les difficultés de ses banques. Leur solution : apporter une aide de 10 milliards d’euros sur les 17 milliards dont a besoin l’île pour restructurer ses banques, demander à l’île de trouver les 7 milliards manquant en taxant les dépôts à 6,75% sur les montants inférieurs à 100 000€ et à 9,9% au delà.

Cette annonce suscite immédiatement l’affolement des Chypriotes qui se précipitent vers les guichets de banques, ce qu’ils ne peuvent faire puisque le gouvernement a décidé de geler la situation : la taxe s’appliquera sur les dépôts à la date du 16 mars.

Il n’y pas que l’affolement des Chypriotes, il y aussi la colère des Russes et des britanniques qui se sont installés très nombreux à Chypre pour bénéficier des avantages qu’offre son système bancaire et sa fiscalité : Chypre est une sorte de paradis fiscal qui offre une rémunération élevée sur les dépôts bancaires, de l’ordre de 4,5%, ce que l’on ne trouve nulle part ailleurs en Europe.

Pour offrir ces taux très élevés, les banques chypriotes ont investi dans des actifs risqués : elles ont notamment beaucoup prêté à la Grèce, investissement qui, parce qu’il était risqué, promettait des bénéfices substantiels. Tout se serait passé parfaitement bien si l’Europe n’avait demandé aux créanciers de la Grèce, donc aux banques chypriotes, d’abandonner une partie de leurs créances. La restructuration de la dette grecque leur a fait perdre 4,5 milliards d'euros.

Autant dire que cette crise était annoncée depuis de longs mois. Tous les observateurs savaient que les banques de l’île risquaient la faillite. La Coface, organisme qui réalise régulièrement des études sur les risques pays, écrivait il y a quelques mois : « Le secteur bancaire reste fortement exposé au risque grec et présente un risque systémique en raison de sa taille (750% du PIB) et une intermédiation élevée portant le niveau de crédit à 280% du PIB. Bank of Cyprus et Laiki Bank concentrent plus de la moitié des actifs bancaires du pays tandis qu’une centaine de sociétés coopératives se partagent le reste du marché. Les principales banques ne respectent plus les ratios prudentiels de capitalisation suite à la décote opérée sur la dette publique grecque. En juillet 2012, la Laiki Bank a ainsi dû être nationalisée, la recapitalisation de 1,8 milliards d’euros ayant étant majoritairement souscrite par l’Etat, tandis qu’une augmentation rapide des prêts non-performants fait peser un besoin de recapitalisation significatif combiné à une concentration des sociétés coopératives. »

Les ministres de l’eurogroupe étaient d’autant mieux informés de la situation de Chypre qu’en juin dernier, ce pays avait demandé à la troïka une aide de 17 milliards, aide qui lui avait été refusée et avait été ramenée à 10 milliards en échange d’un effort de 7 milliards. Tout le monde était donc au courant. Les deux banques citées dans cette note de conjoncture de la Coface sont au cœur de l’accord signé dans la nuit de dimanche à lundi.

Je parlais à l’instant des faiblesses du système de gouvernance européen. On en a là une belle illustration : comment se fait-il que l’on n’ait pas anticipé cette crise ? que l’on n’ait pas préparé des solutions pour en sortir ? que les Européens n’aient pas su imposer plus tôt des mesures de restructuration au gouvernement de Chypre et qu’il ait fallu attendre le tout dernier moment pour prendre des décisions ? Décisions qui n’ont d’ailleurs pu être appliquées du fait de la révolte des Chypriotes et de leur Parlement.

Le Parlement chypriote rejette le plan de sauvetage
Continuons  notre déroulé des événements. Le 19 mars, soit le mardi, le Parlement chypriote rejette le plan de sauvetage.

Ce refus du Parlement de voter les textes nécessaires pour mettre en œuvre les mesures préconisées par l’eurogroupe a suscité une très forte inquiétude, presque de l’affolement chez les dirigeants européens - il fallait envisager la sortie de Chypre de la zone euro -, mais rencontré une certaine sympathie dans l’opinion internationale que la proposition de taxer les dépôts inférieurs à 100 000€ a choquée et inquiétée. Choquée parce qu’elle touchait des Chypriotes ordinaires qui n’étaient pas forcément très riches et inquiétée parce que qui dit qu’il ne se passera pas demain la même chose ailleurs en Europe ? en Espagne ? en Italie ? voire en France ? les ministres de l’économie nous disent que c’est peu envisageable, que les situations sont très différentes et sans doute ont-ils raison, reste que cela ne pouvait que créer de l’inquiétude.

Inquiétude d’autant plus légitime que le dispositif imaginé contrevenait à une directive européenne qui a fixé à 100 000€ le montant au dessous duquel tous les dépôts bancaires sont, en Europe, garantis par les autorités de chaque pays. Comment ne pas voir que l’exception chypriote pouvait servir demain de modèle à d’autres ? Jean-Luc Melenchon a eu, à ce propos, une excellente formule lorsqu’il a parlé de « l’effet cahier de brouillon ».

On peut se demander pourquoi les dirigeants européens se sont laissé aller à prendre des mesure qui contrevenaient à une directive européenne. La réponse est qu’ils font fait contre leur gré. C’est le gouvernement chypriote qui pour protéger les intérêts russes, les intérêts de tous ces russes qui sont allés mettre leur fortune à l’abri a voulu faire payer ses concitoyens. Etrange décision qui ne se comprend que si l’on retient que l’économie chypriote repose pour l’essentiel sur cette activité bancaire, ce dont témoigne son poids dans l’économie du pays. C’est le modèle économique de Chypre que le gouvernement voulait protéger aux dépens des Chypriotes eux-mêmes. Reste qu’on ne voit pas bien pourquoi les Européens se sont laissés faire sachant que cela ne pouvait que conduire à la révolte des petits épargnants.

Mais revenons aux dirigeants chypriotes. Incapables d’appliquer les mesures demandées par l’Europe, dans l’impossibilité de négocier avec des partenaires qui ont fait part de leur intransigeance, intransigeance renforcée par celle de la Banque Centrale Européenne qui a annoncé qu’elle ne fournirait plus de liquidité aux banques chypriotes à partir du lundi 24 si aucun accord n’était trouvé, ils se sont tournés vers la Russie. Comme les Russes ne se sont pas laissés pas séduire, ils ont proposé à leur parlement la mise en place d’un “Fonds de solidarité” basé sur les revenus des hydrocarbures, des obligations et quelques autres avoirs, mais c’est l’Europe qui s’y est, cette fois-ci, opposée. 

Au pied du mur, les dirigeants chypriotes ont donc du reprendre les négociations avec les Européens alliés sur une ligne dure.

On a beaucoup critiqué l’Allemagne, l’accusant d’être à l’origine de cette intransigeance. C’est oublier qu’elle n’est pas seule à décider et que les dirigeants européens semblent avoir voulu profiter de cette crise pour en finir avec un paradis fiscal et envoyer un coup de semonce à tous ceux qui seraient tentés de se comporter en passagers clandestins au sein de l’Europe, à tous ces gouvernements qui, d’un coté, cèdent aux revendications de leur population, creusent leur endettement public et attendent de l’Europe, notamment de l’Allemagne qu’elle le prenne en charge. Ce qui était le cas des gouvernements chypriotes successifs qui ont l’année dernière, alors même qu’ils étaient en difficulté, augmenté de 7% les salaires des fonctionnaires.

Qu’y a-t-il dans l’accord ?
 Le dimanche 24 mars, les négociations ont repris dans la journée  pour aboutir à l’accord signé dans la nuit du dimanche au lundi.  Qu’y a-t-il dedans ?

Pour l’essentiel trois mesures :

  •           l'Union européenne et le Fonds monétaire international vont verser 10 milliards d'euros à Chypre,
  •          la liquidation de Laïki, l’une des deux banques dont on parlait plus haut, avec la pleine contribution des actionnaires, des porteurs d'obligations et des déposants non assurés,
  •          la partie saine de cette banque sera fusionnées avec celle de la Bank of Cyprus, la plus importante de l’île, qui sera recapitalisée par, notamment, une conversion des dépôts, ce qui pourrait représenter pour ceux qui avaient des dépôts importants, supérieurs à 100 000€ des pertes conséquences pouvant aller jusqu’à 40% de leurs avoirs. 


Les petits épargnants chypriotes ne verront donc pas leur épargne fondre, mais les Russes qui on déposé leurs fonds dans ces banques, qui en sont souvent devenus actionnaires, risquent de perdre gros. Quant à l’économie chypriote, elle risque d’en subir longtemps le contrecoup.

Son statut de paradis fiscal est gravement compromis. On ne voit pas bien qui irait, après cette affaire, mettre son argent à l’abri dans ses banques. Les banques elles-mêmes vont subir une sévère cure d’amaigrissement. On peut parier que les effectifs du secteur vont fortement diminuer, ce qui n’est pas une bonne nouvelle dans un pays qui a déjà un taux de chômage élevé.

Ce pays va, enfin, devoir, et ce n’est sans doute pas le plus facile, réinventer son modèle économique. Mais comment ? sa seule richesse était, avec les banques, le tourisme. Ce ne sera pas suffisant. On a parlé de réserves de gaz off-shore dont on a commencé l’exploration en 2011 et qui permettraient au pays d’en devenir exportateur, cela faisait partie du deal que les dirigeants chypriotes voulaient proposer aux Russes. Ce sera sans doute une piste… mais à moyen terme. Chypre ne pourra pas tirer parti de cette ressource avant, au plus tôt, 2018, tout simplement parce qu’il lui faudra construire un pipe-line pour transporter ce gaz, ce qui représente un investissement de l’ordre de 10 milliards d’€, et régler les problèmes de souveraineté territoriale avec son puissant voisin, la Turquie qui peut aussi prétendre à ces réserves.

Quelles conclusions tirer de cet accord ?
Cet accord et la crise qui l’a précédé ont fait couler beaucoup d’encre. Je l’ai dit, les adversaires de l’euro et de la construction européenne y ont vu une excellente occasion de tirer à boulets rouges sur leurs cibles préférées. Jean-Luc Mélenchon a sans doute été l’un des plus radicaux puisqu’il a imaginé, je l’ai dit, que l’affaire chypriote n’était qu’une répétition générale de ce qui pourrait se produire ailleurs demain en Europe.

Quand il dit « ailleurs » il pense ou veut nous faire penser à l’Espagne, à l’Italie, voire à la France. Mais c’est aux pays qui ressemblent le plus à Chypre qu’il faudrait plutôt penser, à ceux dont l’économie est largement dépendante de leur secteur bancaire et de dispositifs qui en font des paradis fiscaux. Le Luxembourg, par exemple. Ce pays n’est pas aujourd’hui menacé, ses banques ayant été plus prudentes que celles de Chypre, mais ce qui s’est passé dans cette île de la Méditerranée pourrait bien donner des sueurs froides à ses dirigeants comme à ceux de tous les pays dont le secteur bancaire est surdimensionné. Souvenons-nous que l’Irlande a vu sa dette exploser après qu’elle ait du nationaliser un secteur bancaire ultra-développé.  

Reste une dernière question : cet accord va-t-il permettre à Chypre de se sortir d’affaire ? On a vu qu’il va demander aux Chypriotes beaucoup d’efforts, qu’il va les forcer à réinventer leur modèle économique. Et ceci dans un contexte particulièrement difficile car, ces argent qu’avance l’Europe n’est pas un don, c’est un prêt qu’il faudra bien un jour rembourser. Le prêt de 10 milliards d’euros consenti au nom de la solidarité européenne augmente la dette du gouvernement chypriote du même montant et devra donc être remboursé aux frais des contribuables. « On ne sait pas, indique Charles Wyplosz, un économiste qui travaille à Genève et a donné à Telos une excellente chronique sur toute cette affaire, ce qui est le plus choquant. Faire payer les honnêtes contribuables pour sauver la mise aux Russes malhonnêtes ? (…) détruire la crédibilité du système européen de garantie des dépôts bancaires, puisque un Conseil des ministres peut ainsi le vider de sa substance à n’importe quel moment ? (augmenter) la dette publique du gouvernement chypriote, qui passe de 90% à 145% du PIB, (et la rendre) insoutenable et annonce donc de nouveaux soubresauts dramatiques ? » Excellentes questions. Les ministres de l’économie et des finances de l’eurogroupe se les sont-ils posées ? Ce n’est pas certain. Pris par l’urgence, ils ont imaginé une solution qui règle provisoirement le problème mais ne fait que le repousser. D’autant que ce prêt est consenti, comme l’indique toujours Charles Wyplosz,sous la condition des mêmes politiques d’austérité que celles qui consument à petit feu tant d’autres pays de la zone euro. »




19.3.13

Une Chine en Europe?




On peut depuis quelques semaines, je devrais peut-être dire quelques mois, lire dans la presse des articles qui insistent sur l’augmentation des salaires en Chine et sur le retour en Europe, et notamment en France, d’entreprises qui avaient délocalisé leur production. On  assez naturellement tendance a s’en réjouir, à se dire que l’Empire du Milieu avec sa main d’œuvre bon marché ne nous menace plus ou plus autant. Une analyse un peu plus fine invite a plus de prudence. Si la Chine peut parfois être moins compétitive, c’est que les salaires y ont augmenté mais c’est aussi que beaucoup sont très faibles en Europe, si faibles que l’on pourrait presque parler d’une Chine en Europe. Mais voyons cela de plus près.

Les salaires augmentent en Chine
Les salaires augmentent rapidement en Chine. De l’ordre de 15% l’an dans les régions les plus industrialisées et les plus tournées vers la production pour l’étranger. Et ces augmentations ne sont pas appelées a ralentir pour plusieurs motifs :
  • -       l’inflation qui mange une partie de ces augmentations, les rend moins douloureuses pour les employeurs, ils se rattrapent sur les prix. L’inflation dépassait les 6% en 2011, elle a depuis reculé mais le risque qu’elle reprenne n’est pas a exclure. Elle concerne, par ailleurs surtout les biens de consommation courante, notamment la nourriture, ce qui touche d’abord les ménages aux revenus les plus faibles, c’est-à-dire les ouvriers ;
  • -       la volonté des travailleurs chinois de profiter de la croissance rapide de leurs pays, volonté d’autant plus ferme que l’explosion des inégalités donne le sentiment que cela est possible. Plusieurs statistiques récentes montrent, d’ailleurs, que les pouvoirs publics ont pris acte de ce désir et entrepris de réorienter une partie de la croissance de l’économie chinoise vers la consommation intérieure : la réduction des exportations liée a la crise a été compensée ces deux dernières années par une augmentation significative des ventes du commerce de détail ;
  • -       une pénurie de main d’œuvre, surtout de main d’œuvre qualifiée dans les régions les plus industrialisées. Ce qui tient au vieillissement de la population, aux politiques de migration interne en Chine mais aussi à l’évolution de l’industrie : plus les processus de production se complexifient et plus il est difficile de se contenter de salariés venus du fond de la campagne sans aucune expérience industrielle.


De fait, le salaire minimum chinois devrait rapidement rattraper certains de ceux pratiqués en Europe. Si ce n’est déjà fait, ce pourrait l’être rapidement, dans les cinq ou six ans qui viennent. Le salaire minimum dans les régions les plus industrialisés est d’ores et déjà proche des 300€, il est donc proche du salaire minimum en Roumanie, en Hongrie, en Pologne et pas très éloigné de celui pratiqué au Portugal il tourne autour de 500€. Il suffirait donc que le salaire minimum chinois continue de progresser de 15% l’an pendant quelques années pour rattraper voire dépasser le niveau de ces pays européens. Surtout si les pays les plus en difficulté suivent l’exemple de la Grèce qui a, ces dernières années, diminué son salaire minimum.

On pourrait donc voir se développer l’équivalent d’une Chine à nos frontières, au sein même de l’Europe, à sa périphérie. Et ceci d’autant plus facilement que le salaire n’est pas le seul critère à prendre en compte. Il y a aussi la productivité. Or celle des travailleurs chinois est médiocre.

Une productivité médiocre en Chine
Cette productivité médiocre est signalée par tous ceux qui ont travaillé en Chine. Elle se devine a de nombreux indices et notamment par tout ce qui fait que l’on assimile parfois les entreprises chinoise à des bagnes.

On sait que la durée du travail y est très longue. Mais on sait également depuis plus d’un siècle, depuis, en fait, les travaux de Charles Gide, un économiste de la fin du 19ème siècle et du début du vingtième que des horaires trop longs sont synonymes de productivité faibles. Des horaires longs veulent aussi dire des durées de travail hachées. On arrête les machines pour prendre un casse-croute, fumer une cigarette, toutes choses qui ralentissent considérablement la production horaire.

La fréquence des accidents de travail est un autre indice qui va dans la même direction. Tout accident du travail est synonyme d’arrêt pendant quelques dizaines de minutes voire quelques heures de la production. Et si les accidents sont nombreux, c’est que les machines sont mal sécurisées, que les salariés sont épuisés par de trop longues heures de travail et que leurs compétences sont souvent, enfin insuffisantes.

Cette insuffisance des compétences est liée aux méthodes de gestion des personnels : pas ou peu de formation professionnelle, un turn-over élevé n’aident pas à développer les savoir-faire qui permettent une production horaire abondante. Turn-over lié aux conditions de travail trop difficiles, les salariés qui n’en peuvent plus s’en vont, et quand ils ne s’en vont pas, ils se rebellent, ce qu’ils peuvent de plusieurs manières : en se mettant en grève, en ralentissant spontanément la production, en la sabotant… tous comportements qui vont évidemment à l’encontre d’une bonne productivité.

A tout cela que connaissent bien les spécialistes de l’industrie, tous ceux, notamment, qui travaillent dans des usines, on peut ajouter deux autres indices qui montrent que les industriels chinois en sont eux-mêmes conscients. Le premier est une consigne donnée, en octobre derniers, aux équipes de Foxconn, de doubler leur production quotidienne d’iphone. Le management de cette entreprise qui emploie plus d’un million de salariés et sert de sous-traitant à la plupart des constructeurs de matériels électroniques, n’a pu faire pareille demande que parce qu’il avait le sentiment que la productivité était médiocre. Ce que confirme, d’ailleurs, l’intention de cette entreprise d’automatiser rapidement ses chaînes de production et de les équiper de robots.

Dans la notice qu’il consacre à cette entreprise, Wikipedia cite un ingénieur de Foxconn qui expliquait en novembre dernier :
« Certes, les robots que nous implantons coûtent de 20 000 à 25 000 dollars l'unité en moyenne, bien plus que les salaires unitaires des ouvriers. En revanche, ils fournissent manifestement un bien meilleur travail que nos ouvriers qui manquent de docilité et de rigueur. Leurs salaires ne cessent pourtant d'augmenter. Ils ont plus que triplé en trois ans. Ainsi, les robots vont vraiment permettre à Foxconn de booster ses cadences pour répondre à la demande occidentale mais aussi asiatique en iPhone qui ne fait qu'augmenter. Cela va vraiment permettre à Foxconn de rentrer dans l'ère de la pointe au niveau technologique. Nous avons franchi un nouveau cap. Nous sommes désormais une des entreprises technologiques les plus puissantes et les plus compétentes sur Terre." Quand une journaliste lui répond que selon ses sources, les salaires des ouvriers sur les lignes d'assemblage auraient en réalité augmenté de 85 % en moyenne en trois ans et non pas de plus de 200 % comme il l'affirme; et qu'ils étaient de toute façon dérisoires au départ, M. Wang a répondu : "Ne m’embêtez pas avec vos détails de chiffres". »

Pour tous ces motifs, on peut donc effectivement penser que l’Europe peut faire face à la concurrence chinoise. Mais quelle Europe ? et à quelles conditions ?

Une Europe duale
S’il est vrai que les salaires chinois sont en passe de rattraper dans les années qui viennent les salaires européens, ils ne les rattraperont pas tous. Ils rattraperont ceux des pays de la périphérie, Bulgarie, Roumanie…, pas ceux du centre, France, Danemark, Belgique.

L’Europe telle qu’elle existe a, en effet, ceci de particulier qu’elle associe des pays aux législations sociales très différentes. Le coût horaire moyen de la main-d’œuvre  et la structure des coûts de la main-d’œuvre y varient fortement d’un pays à l’autre. Le coût horaire de la main-d’œuvre, salaire, charges sociales, formation professionnelles… dans l’économie marchande allait, en 2009, de 36,94 euros en Belgique et 36,11 euros au Danemark à 4,00 euros en Roumanie et 2,88 euros en Bulgarie. Des écarts considérables qui le restent si on tient des pouvoirs d’achat. La vie est moins en Bulgarie qu’en Belgique, mais même en tenant compte, le salaire ouvrier y est infiniment inférieur.

C’est cette Europe aux salaires faibles qui peut prétendre concurrencer la Chine. Pas l’Europe du centre, la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas ou les pays nordiques. Dit autrement, il y a deux Europe, l’une où le coût de travail est faible et l’autre où le coût du travail est élevé. Et cette dualité a une double conséquence :
  • -       elle a, d’abord, attiré vers ces pays de la périphérie aux salaires faibles les industriels des pays du centre : pourquoi délocaliser en Chine lorsqu’on peut le faire à sa porte ? c’est en utilisant cette technique que l’industrie automobile allemande a su rester compétitive ;
  • -       elle a, ensuite, incité les travailleurs mal payés de ces pays, tous citoyens européens libres de circuler comme ils l’entendent dans l’espace européen à venir s’installer dans les pays qui offrent de meilleures rémunérations. D’où l’afflux de roumains, polonais… qui deviennent artisans chez nous et qui cassent, parfois (pas toujours), les prix.


Cette dualité européenne se retrouve aussi au sein de ce que j’appelle les pays du centre. On pense bien sûr aux salaires très faibles que reçoivent en Allemagne ceux qui travaillent avec ce que l’on appelle des contrats Hartz, ces contrats mis en place par Schröder et dont on nous vante si volontiers les mérites à droite en France, oubliant de dire que leurs titulaires reçoivent des salaires qui vont de 400 à 800€ On est, là encore, pas très loin des salaires chinois.

Ailleurs en Europe, et notamment en France, le temps partiel, les stages, la précarité  vont dans la même direction.

Si l’on voulait être un peu abrupt, on pourrait dire que la Chine s’est installée chez nous. Que nous sommes devenus, pour le pire et non pas pour le meilleur, un peu chinois.

Loin de la promesse européenne
Des économistes optimistes pourraient nous dire : mais tout cela est normal, nous assistons à progressivement à l’égalisation des coûts du travail dans le monde. C’est logique, c’est l’effet de la concurrence et du libre-échange. Oui, c’est bien ainsi que cela se passe dans les livres, mais dans la réalité les choses sont sans doute un peu différentes. S’il y a harmonisation des coûts du travail entre la Chine et les pays de la périphérie européenne, ce n’était pas ce qu’attendaient ces pays lorsqu’ils sont entrés dans l’Europe.

Cette situation n’est, du reste, pas sans conséquences :
  •            ces salariés aux revenus si faibles doivent se débrouiller pour survivre et ils le font, en général, grâce à l’économie informelle, à des activités non déclarées qui échappent à l’impôt, réduisent les recettes de l’Etat et contribuent à creuser son endettement, un endettement que les pays les plus riches doivent combler,
  •            ceux qui partent, émigrent et vont s’installer dans les pays qui offrent de meilleures rémunérations sont en général les plus qualifiés, les plus diplômés, les plus dynamiques, ce qui ne devrait pas aider ces pays de la périphérie à s’en sortir,
  •             il leur sera d’autant plus difficile de s’en sortir que la concurrence de la Chine et des autres pays émergents devrait ralentir les efforts de convergence. Là où l’Europe promettait d’enrichir les pays de sa périphérie, et ce qui a commencé de se produire avec l’Espagne, le Portugal ou l’Irlande avant qu’ils ne sombrent, on peut craindre qu’elle ne les enferme dans ce statut peu enviable de réserve de main d’œuvre bon marché.


On sait l’Europe malade depuis des années, victime d’institutions mal adaptées. On en a là un nouvel exemple. Exemple à prendre d’autant plus au sérieux que ce dualisme ne peut que renforcer les tendances nationalistes et populistes dans des pays qui n’ont par ailleurs toujours pas vidé leurs vieilles querelles, ethniques, territoriales avec leurs voisins.

12.3.13

Horsegate




Les britanniques l’ont appelé « horsegate » et c’est sans doute l’appellation qui restera dans l’histoire pour décrire cette tromperie sur la marchandise qui a amené de la viande de cheval dans les lasagnes et autres plats préparés à la viande que l’on vend dans les grandes surfaces.

Les conséquences économiques à court terme de ce scandale sont d’ores et déjà importantes : on parle de chute vertigineuse, - 45%, de la consommation de ces plats préparés et de plus de 2 millions d’€ de pertes en 15 jours pour les professionnels, mais les conséquences à moyen ou long terme pourraient ne pas être moindres. Les consommateurs ont découvert un monde qu’ils ne soupçonnaient pas, avec un vocabulaire pour le moins insolite, on parle de minerai pour décrire les viandes des parties basses de l’animal que l’on utilise pour fabriquer ces plats préparés, on découvre des professions insoupçonnées, des traders et négociants en viande, des parcours en forme de gymkhana, avec de la viande produite en Roumanie dont les commandes et factures passent par les Pays-Bas, Chypre, la France, avant d’être transformées au Luxembourg. Et l’on apprend que l’on nous vend autre chose que ce que l’on achète.
La viande de cheval étant tout à fait propre à la consommation, il n’y a pas eu de scandale sanitaire, personne n’est tombé malade, personne n’en est mort. Mais tout de même… 

Tromperies, incompétence ou mauvaise organisation ?
Toute l’affaire revient à une tromperie sur la marchandise. Tromperie dont les responsables, du coté de chez Spanghero, une société spécialisée dans le négoce de viande, ont été très rapidement identifiés, ce qui indique, on l’a trop peu souligné, que les systèmes de traçabilité des viandes sont efficaces, pas suffisamment pour éviter les tromperies, mais assez pour, en quelques jours, remonter jusqu’à leur origine.

En l’espèce, on le sait, tout repose sur une double erreur :
  •          erreur d’identification administrative des lots de viande chez Spanghero, le personnel ne connaissait pas ou n’a pas vu que la nomenclature utilisée sur les factures et sur les lots de viande concernait une viande de cheval,
  •          erreur chez Comigel, l’industriel qui fabrique les plats surgelés et dont le personnel n’a pas vu qu’il s’agissait de viande de cheval et non de bœuf, alors même que tous les experts disent que l’on ne peut se tromper : l’aspect et la couleur sont différents.

Cette double erreur invite à être prudent quant à la qualification des faits : on a très vite conclu à la fraude volontaire. Mais pour que cette fraude puisse fonctionner, il fallait la complicité de deux entreprises, ce qui n’a pas été prouvé. Une autre hypothèse, plus inquiétante, peut-être, est qu’il s’agit non pas d’une fraude volontaire, mais d’une accumulation d’incompétence et de défauts d’organisation.
Les propos extravagants tenus par le dirigeant de Spanghero à la télévision, lorsque son entreprise a été mise en cause, peuvent faire penser qu’il ne connaissait pas la nomenclature internationale, qu’il ne la vérifiait pas. Quant à ce qui s’est produit chez Comigel, on n’a guère d’information, mais s’il est vrai, comme le disent tous les professionnels que l’on ne peut confondre les deux viandes, on peut imaginer que le personnel chargé de transformer la viande a bien vu qu’il s’agissait de cheval mais n’avait aucun moyen de savoir que cette viande était destinée à des plats préparés au bœuf ou, autre hypothèse, aucun moyen de le faire savoir à leur hiérarchie. Dans les deux cas, on aurait affaire à des dysfonctionnements de l’organisation classiques.

La tricherie volontaire n’est donc pas nécessaire : on peut imaginer des scénarios qui en font l’économie. Mais elle n’est certainement pas à exclure. Et pas seulement pour le minerai de viande. On atout récemment, appris que la fraude pouvait se produire ailleurs, au moment de l’abattage. Le 27 février,  Ouest France a fait état d’une tromperie de ce type : un éleveur normand envoie à un abattoir appartenant au groupe Leclerc trois vaches de réforme, des vaches laitières (voir sur cette affaire, la « mise au point » de Michel-Edouard Leclerc dans son blog). Il est amené quelques jours plus tard à vérifier les carcasses, ce qui ne se fait en général jamais. Il découvre que ses bêtes ont été revendues comme bêtes à viande. Ce qui n’est pas la même chose et ne vaut surtout pas le même prix : l’écart est de 6€ le kilo, soit de l’ordre de 1500€ pour une bête. Là encore, on peut s’interroger : tromperie volontaire ? erreur ? Reste que l’on découvre qu’il y a là matière à une fraude à peu près indétectable dés que la viande a été débitée.

Est-ce un cas exceptionnel ou découvrirait-on si l’on faisait des enquêtes plus approfondies d’autres exemples de ce type de fraude ? Sans doute. L a presse britannique faisait il y a quelques jours état d’œufs bio pondus par des poules élevées en batterie. Autant dire que les consommateurs ont de bons motifs de s’inquiéter.

Négociants et traders
Le horsegate a mis en évidence le rôle d’acteurs dont on ne soupçonnait même pas l’existence : les négociants en viande et traders qui servent d’intermédiaires entre les abattoirs et les industriels qui transforment la viande en plats préparés. Il y en a eu trois dans l’affaire Findus, dont un néerlandais installé à Chypre à la réputation sulfureuse, déjà accusé de vendre de la viande de cheval pour de la viande de bœuf.

Ces intermédiaires ont été rapidement vilipendés. Et il est vrai que l’on ne comprend pas très bien un circuit des factures et commandes qui fait intervenir deux traders, l’un aux Pays-Bas, l’autre à Chypre, et une société spécialisée dans le négoce Spanghero. Tout cela paraît absurde et la réaction naturelle, spontanée a été de demander la fin de ces circuits longs. D’où la volonté des pouvoirs publics de favoriser les circuits courts et celle des industriels de se fournir exclusivement en viande bovine française, ce qui réduit les détours. Tout cela paraît de bon sens, mais on s’est peu interrogé sur le rôle de ces négociants et traders. Pourquoi existent-ils ? qu’apportent-ils ? sont-ils vraiment inutiles, comme on a pu en avoir le sentiment ?

C’est, évidemment, un peu plus complexe. Ces négociants mettent en contact abattoirs qui produisent de la viande et industriels qui la transforment. Leur rôle est d’autant plus utile que le marché s’est mondialisé et que les abattoirs ne peuvent pas plus entretenir des relations avec tous leurs clients potentiels que les industriels ne peuvent le faire avec leurs éventuels fournisseurs. Un intermédiaire spécialisé dans ces transactions qui travaille avec des dizaines d’abattoirs et des centaines de clients potentiels est nécessaire. Il l’est pour accélérer les transactions mais aussi pour trouver des débouchés à des produits qui n’en auraient pas sur leur marché national.

Pour ne prendre que quelques exemples, ces traders trouvent des clients pour les pattes des poulets que nous abattons. Nous ne les consommons pas, mais les Chinois le font. Ils savent à qui s’adresser pour les vendre. Même chose avec les pieds et les oreilles de porc dont les Chinois sont friands. Ce faisant, ils valorisent des produits que nous détruirions autrement. Lorsqu’un de ces traders vend 2,50€ le kilo d’oreille de porc, il augmente la valeur du porc abattu, ce qui profite à tout le monde, tant en amont qu’en aval.

Cela fonctionne naturellement dans les deux sens. Ces mêmes négociants et traders donnent aux industriels et distributeurs français accès à des produits étrangers auxquels ils n’auraient pas accès autrement. L’une de leurs missions est de chercher, pour le compte de ces clients, les produits le meilleur marché. Et en ce sens, ils contribuent tout à la fois à la baisse prix des produits industrialisés, ce qui est bon pour le consommateur, et à la baisse des cours de la viande, ce qui est mauvais pour les producteurs.

Le plus souvent ces traders ne touchent pas la marchandise, ne la voient pas, ils travaillent avec des téléphones, des faxes et des courriels. Cela choque mais cela contribue également à réduire les coûts : travailler ainsi évite le transport et le stockage chez des intermédiaires, la viande part directement de l’abattoir pour aller chez l’industriel sans passer par les magasins d’un grossiste.

Ces négociants et traders jouent donc un rôle bien plus subtil qu’on ne le dit dans un processus dont ils sont devenus une pièce maitresse, avec tout ce que cela comporte de conséquences, de baisses des prix pour le consommateur mais aussi d’incertitude et de risques de tromperie sur la marchandise. 

Circuits courts, transformation de l’industrie agro-alimentaire
Depuis que la crise de la viande chevaline a explosé, on voit la plupart des grandes marques annoncer qu’elles n’utiliseront plus dorénavant que de la viande bovine d’origine française. Leur objectif est de rassurer les consommateurs qui ont massivement réduit leurs achats de plats préparés avec des chutes passant les 40%, mais est-ce que cela suffira ? On le saura dans quelques semaines mais on peut d’ores et déjà anticiper que cette crise va modifier profondément l’industrie agro-alimentaire.
On s’est interrogé sur cette promesse de n’utiliser que de la viande produite en France : y en aura-t-il assez pour satisfaire la demande ? On a entendu là-dessus tout et son contraire. Certains affirment que le cheptel français ne permettra pas de répondre immédiatement à la demande, d’où une augmentation des prix. D’autres, ce sont en général des professionnels bien informés de l’état des marchés, sont beaucoup moins inquiets. Ils font valoir que les industriels utilisent déjà beaucoup de viande d’origine française dans leur production, de l’ordre de 70 à 80% pour les grands distributeurs (Carrefour, Intermarché), et que la demande supplémentaire sera relativement faible : ils l’estiment à 40 000 tonnes de viande bovine, alors que la France en produit chaque année 1 million (chiffres cités par un professionnel dans un article de LSA). L’impact devrait donc être limité, ce qui veut dire que cela ne relancera pas autant qu’on pouvait l’espérer l’élevage en France mais aussi que les prix des produits finis, lasagnes, pizzas… n’augmenteront que faiblement.

La viande française coûte en moyenne 15% de plus que d’autres que l’on peut trouver en Europe, mais le surcoût dans le magasin ne devrait pas être de plus de 5%, il n’y a pas que de la viande dans ces plats préparés, soit quelques centimes pour le consommateur. Picard surgelés, pour ne prendre que cet exemple, vend ses lasagnes à la bolognaise, 3,50€ la barquette de 1kg, une augmentation de 5% représente 17 centimes que les industriels et distributeurs réduiront, ne serait-ce que pour relancer des ventes en perdition et qu’ils ne répercuteront sur l’acheteur final que lorsque la consommation aura repris. Et s’il apparaît que celle-ci reprend plus facilement sur les produits à base de viande française, ils tiendront leurs promesses de ne se fournir qu’en viandes produites sur le territoire national.

Ils le feront d’autant plus que ces fraudes, tromperies, incidents de toutes sortes devraient inciter les distributeurs à investir en amont, dans la chaine de production. Dans l’affaire du horsegate, il n’y a pas de catastrophe sanitaire et les distributeurs n’ont eu pour seule punition, si j’ose dire, que de retirer de leurs rayons les produits incriminés, mais s’il y avait eu un désastre sanitaire, des malades ou des morts, ils auraient été en première ligne. Le distributeur est, en effet, responsable de ce qu’il vend. Le risque est trop important pour qu’ils n’en prennent pas la mesure et qu’ils ne cherchent pas à s’en protéger. Et l’une des meilleures manières de faire est de contrôler tout le processus. C’est ce qu’un certain nombre d’enseignes font d’ores et déjà : Les Mousquetaires possèdent 60 unités de production agro-alimentaires qui emploient 9500 personnes et une flotte de pêche de 17 navires. Les lasagnes vendues dans ses magasins, dans ceux d’Intermarché, une de ses marques, comprennent à 90% de la viande d’origine française. Même chose pour le groupe Leclerc qui possède plusieurs abattoirs. Ce mouvement d’intégration verticale devrait prendre de l’ampleur. Tout simplement, parce que, selon une règle ancienne qu’avait identifiée au 19ème siècle l’un des premiers théoriciens du management, Charles Babbage que l’on connaît mieux comme inventeur de l’ordinateur, l’intégration verticale favorise le contrôle. Une usine de production de lasagne dépendant d’un distributeur sera plus attentive au risque encouru par sa maison mère qu’une entreprise indépendante. Surtout si elle est étroitement surveillée et dirigée par des gens dont la carrière dépend du groupe. 

Si j’insiste sur ce dernier point, c’est que le horsegate a également mis en évidence l’importance de ce type de contrôle capitalistique. L’entreprise la plus impliquée dans cette affaire, celle dont on a, en tout cas, le plus parlé, Spanghero, est la filiale d’une coopérative agricole, c’est-à-dire d’une entreprise conçue, à l’origine pour protéger les intérêts de ses membres, les cultivateurs du Sud-ouest et dont l’organisation donne, au moins en théorie, à ses membres de grands pouvoirs, un peu comme dans ces mutuelles bancaires dont les publicités nous disent, aujourd’hui en permanence, qu’elles sont plus fiables que les banques traditionnelles, parce qu’elles sont, justement, des coopératives. Encore faut-il que le lien entre la maison mère et ses filiales de droit privé de ne distende pas trop. C’est ce qui s’est manifestement produit dans le cas de Spanghero dont les dirigeants semblent avoir oublié qu’ils étaient là pour servir leurs actionnaires, c’est-à-dire les adhérents de la coopérative. A moins que le management de celle-ci n’ait oublié sa mission, ce qui est l’hypothèse la plus probable. A force de ne jurer que par la « valeur pour l’actionnaire » on en finit par oublier les intérêts réels de ces mêmes actionnaires.

Pour conclure
Tromperie sans conséquences sanitaires graves, ce horsegate européen a mis en lumière les pratiques de l’industrie agro-alimentaire et ses faiblesses. Elle annonce probablement une transformation profonde de son organisation. Il y aura, malgré les réserves de la Commission Européenne, des réglementations plus strictes en matière d’étiquetage ; il y aura, surtout, une réorganisation de cette industrie avec une intégration plus poussée des distributeurs vers l’amont et une recherche de plus de proximité de la part des consommateurs. Cela se fera sans doute discrètement, le seul changement visible n’étant pour les consommateurs qu’une évolution dans les messages et slogans publicitaires, les enseignes mettant plus demain qu’aujourd’hui l’accent sur l’origine de leurs produits : cultivés en Charente, pêchés par nos bateaux, fabriqués dans nos usines avec de la viande française… ce qui ne devrait pas changer grand chose quant à la qualité : des lasagnes bolognaises surgelées seront toujours, j’ai envie de dire malheureusement… des lasagnes bolognaises surgelées.