Les chroniques économiques de Bernard Girard

17.5.12

L’euro est plus populaire que l’Europe



Pour écouter cette chronique donnée le 15 mai 2012 sur AligreFM

L’Euro est populaire en zone euro…
On a beaucoup commenté les bons résultats de Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle, on a plus rarement souligné le peu de popularité de l’un des points clefs de son programme : la sortie de l’euro. Les Français de gauche comme de droite, voire d’extrême droite n’en veulent pas. Ils aiment l’euro, ils veulent le conserver. Et ce qui est vrai des Français l’est des citoyens dans tous les autres pays de la zone euro.

En février dernier, BVA a réalisé un sondage sur ce thème. Ses résultats sont très significatifs : 18% des Français souhaitent l’abandon de l’euro, contre 39% des Espagnols, 42% des Italiens, 45% des Allemands et 71% des Anglais. Ce sont les Anglais qui ne sont pas dans la zone euro qui y sont le plus hostiles. Ce sont également ceux qui pensent qu’elle est, toujours d’après ce sondage, le plus menacée : 16% des Français pronostiquent l’abandon de l’euro dans les prochaines années, contre 21% des Espagnols, 27% des Allemands, 33% des Italiens et 63% des Anglais.

On retrouve cette popularité de l’euro en Grèce d’après un autre sondage, réalisé par MRB, un institut de sondage grec. Si les Grecs refusent massivement les mesures d’austérité que leur impose l’Europe comme l’ont montré les dernières élections, seuls 13% d’entre eux souhaitaient, en avril dernier, la sortie de la zone euro.

Pourquoi cette popularité?
Cette popularité inattendue tient à plusieurs facteurs. D’abord, à la prudence. Tous les consommateurs se souviennent de la manière dont les commerçants, boulangers, bouchers, cafetiers, enfin tous ceux qui nous permettent de mesurer au quotidien l’inflation avaient profité du passage à l’euro pour arrondir et augmenter leurs prix. On peut craindre que le retour aux monnaies nationales ne conduise aux mêmes comportements ou ne crée, pire encore, un sentiment d’explosion des prix. Imaginez que nous revenions au franc. La baguette qui vaut aujourd’hui 1,20€, vaudrait 7,87F. Il serait, d’abord, tentant d’arrondir à 7,90 puis à 8. Et quand on se souvient que la même baguette valait un peu plus de 3 F en 2000, on est pris de vertige.

Les consommateurs peuvent donc tout à la fois reprocher à l’euro son effet inflationniste et souhaiter le conserver de crainte qu’un nouveau changement de monnaie ne produise le même effet.

A cela il convient d’ajouter deux autres aspects. D’abord, la commodité. L’euro permet de voyager plus facilement sans avoir à changer de l’argent ou faire des calculs compliqués au moindre achat. Il est vrai que l’automatisation bancaire a considérablement simplifié les opérations de change, on peut avec une carte de crédit prendre de l’argent n’importe où dans le monde, reste qu’il est plus agréable de ne pas avoir à recalculer à chaque fois le prix de ce que l’on achète.

Autre aspect à prendre en compte : l’érosion des frontières et l’émergence du sentiment européen. L’euro et Schengen qui nous permettent de traverser les frontières sans contrôle ont modifié profondément l’espace mental des Européens qui se déplacent beaucoup. 74 millions d’étrangers, la plupart européens, sont venus en France pour des motifs professionnels ou touristiques en 2009. L’Europe est la région du monde dans laquelle les citoyens traversent le plus facilement les frontières.

L’euro est populaire parce que ce n’est pas seulement une monnaie, c’est aussi un marqueur d’identité, d’une citoyenneté en train de se construire lentement. Ce qui ne veut pas dire que tout aille pour le mieux dans le monde qu’il a construit. Tant s’en faut.

Le scepticisme anglo-saxon
Cette popularité de l’euro en Europe tranche avec le scepticisme des anglo-saxons qui multiplient les attaques contre l’euro. Et ceci de toutes parts. De droite comme de gauche.

De gauche, comme avec Paul Krugman qui régulièrement dans ses chroniques du New-York Times annonce les pires catastrophes. Il y a quelques jours seulement, il titrait une de ses chroniques Eurodämmerung et l’illustrait d’une scène du Crépuscule des Dieux de Richard Wagner. Il annonçait ainsi le Crépuscule de l’Euro.

Sa note est courte et je vais vous la lire intégralement : « Nous en avons parlé ensemble et voilà à quoi va ressembler la fin du jeu :
1)    la Grèce quitte la zone euro, probablement le mois prochain,
2)    retraits massifs des banques espagnoles et italiennes alors que les déposants tentent de placer leur argent en Allemagne,
3)    les gouvernements mettrons peut-être, c’est une possibilité, en place des interdiction de transférer les fonds à l’étranger et des limites sur les retraits, à moins que, en même temps ou en alternative, la banque centrale européenne accorde des crédits importants aux banques pour leur éviter l’effondrement,
4)    l’Allemagne a le choix. Ou elle accepte d'énormes créances publiques indirectes sur l'Italie et l'Espagne, ainsi que d'une révision drastique de sa stratégie qui consisterait en gros à donner à l'Espagne en particulier, des garanties sur sa dette pour maintenir les coûts d'emprunt bas et une cible d'inflation plus élevée pour faciliter un ajustement des prix relatifs  ou c’est la fin de l’euro.
Et, ajoute-t-il, nous parlons de mois, non d’années pour voir cela se décider. »

Krugman est loin d’être le seul dans le monde anglo-saxon à imaginer ce type de scénario catastrophe. On n’en finirait pas de citer les économistes, journalistes et universitaires d’outre-Manche et d’outra-Atlantique, qui tiennent des propos similaires.

On pourrait être tenté d’attribuer ce scepticisme radical à la volonté des milieux financiers anglo-saxons de se protéger contre l’émergence d’un nouveau concurrent. Beaucoup l’on fait. Il me semble qu’il est plus judicieux et raisonnable de l’attribuer à la distance. Parce qu’ils sont observateurs plus qu’acteurs, les anglo-saxons voient mieux les faiblesses de la construction de l’euro. Mais parce qu’ils ne sont qu’observateurs attachés exclusivement à la dimension économique et financière, ils négligent l’attachement des opinions européennes à l’euro et le coût politique extraordinaire que serait pour tous les Européens sa disparition. Ce serait la fin de soixante ans de construction européenne, l’Europe et les grands pays européens cesseraient d’être une puissance qui attire ses voisins. Ce serait un véritable drame économique et politique. Et l’on peut pense que nul en Europe n’est prêt à prendre ce risque. Pour que leurs prédictions se réalisent il faudrait que l’Europe cesse d’être un rempart contre les aventures politiques. Le risque n’est pas insignifiant comme on le voit en Hongrie ou aux Pays-Bas, mais il est encore faible.

Ce qui ne veut pas dire que l’euro ne soit pas confronté à de lourdes difficultés tout à la fois structurelles et conjoncturelles.

L’hétérogénéité des économies
La première difficulté à laquelle se heurtent l’euro et ceux qui en ont la responsabilité est l’hétérogénéité de l’économie européenne. Tous les pays, toutes les économies ne sont pas également spécialisés, tous les pays n’ont pas la même stratégie. Tout n’ont donc pas besoin de la même politique monétaire.

Un euro fort réduit le coût des importations et augmente celui des exportations sur les marchés extérieurs.
Il pénalise donc les économies dont la production est tournée vers l’exportation à l’extérieur de la zone euro, sauf si les acheteurs de ces produits exportés sont peu sensibles au coût. Soit que ces produits ne souffrent d’aucune concurrence soit que leur qualité soit telle que l’écart de prix ne compte pas, soit encore, que ces produits exportés intègrent beaucoup de composants importés dont les prix ont, du fait de la monnaie forte, baissé. C’est exactement ce qui s’est passe en Allemagne et explique qu’elle soit favorable à un euro fort. Son économie s’est adaptée et depuis longtemps à une monnaie forte et elle en profite.

Cette même monnaie forte ne gêne pas non plus les économies dont les exportations sont tournées vers la zone euro ou celles qui sont largement dominées par les services. Si un pays a un secteur de services non échangeables, comme disent les économistes, (services aux particuliers, construction, loisirs, distribution...) de grande taille et en croissance régulière, il est partiellement immunisé contre les fluctuations de l’euro. Cela a été le cas de l’Espagne jusqu’à ce qu’éclate la bulle immobilière. On peut d’ailleurs penser qu’un euro fort a favorisé le développement du secteur des services en Espagne et contribué indirectement au moins à la bulle immobilière : les investisseurs ne trouvant pas d’entreprises industrielles compétitives dans lesquelles placer leur argent, se sont tournés en masse vers le secteur immobilier jusqu’à son implosion.

A contrario, une monnaie forte pose problème aux économies dont les produits sont en concurrence, sur les marchés étrangers avec des produits venus d’ailleurs. Elle fait également beaucoup de tort aux entreprises peu compétitives qui restent sur les marchés nationaux : si elles veulent résister à la concurrence étrangère, elles doivent réduire leurs marges, ce qui rend plus difficile les investissements en productivité. Et si elles veulent continuer de vendre à l’étranger, en dehors de la zone euro, elles doivent baisser leurs prix ou… délocaliser leur production.

Des institutions inadaptées
Cette difficulté pourrait être corrigée si les institutions européennes s’étaient adaptées à la monnaie unique. Or, ce n’est pas le cas. L’hétérogénéité des économies conduit au déficit chronique du commerce extérieur dans les pays dont les industries sont le moins bien adaptées à une monnaie forte. C’est le cas, notamment, de la Grèce. Et comme il n’y a pas de mécanisme de transfert pour compenser ces déficits commerciaux, on voit les dettes de ces pays se creuser, les taux d’intérêt auxquels ils peuvent accéder lorsqu’ils empruntent sur les marchés internationaux augmenter. S’ils veulent éviter la catastrophe ces mêmes pays doivent réduire leur demande intérieure, ce qui affecte les secteurs qui ne sont pas directement concernés par la monnaie.

La situation serait naturellement toute différente s’il y avait, non pas autant d’emprunteurs souverains que de pays au sein de la zone euro, mais un seul : les prêteurs internationaux ne regarderaient plus les chiffres de la Grèce, du Portugal ou de l’Espagne, mais ceux de toute la zone. Et comme ils sont bons, les taux d’intérêt diminueraient et tous ont profiteraient ce qui permettrait aux pays aujourd’hui en plus grande difficulté de ne pas imposer à leur population des cures d’austérité insupportables dont les coûts politiques sont très élevés comme on le voit actuellement en Grèce. Cette inflexion aurait également un effet positif sur leurs voisins puis que l’une des conséquences de ces politiques d’austérité est de réduire les échanges avec le reste de l’Europe. Depuis 2009, nos exportations vers l’Espagne ont fortement diminué. Même chose pour l’Italie et la Grèce.

C’est ce qui fait la différence entre l’Europe et, par exemple, les Etats-Unis dont les régions sont aussi très hétérogènes. Mais comme il s’agit d’une fédération, les difficultés d’un Etat sont compensées par les bons résultats d’autres Etats.

Autre difficulté institutionnelle : l’absence de coordination dans les politiques budgétaires. A défaut de mutualisation des dettes, les plus endettés doivent consentir des efforts considérables sans que les mieux lotis viennent à leur secours. Il en irait tout autrement si ces politiques étaient coordonnées. Comme l’explique Patrick Artus, le patron de la recherche économique de Natixis, dans une de ses notes récentes « S’il y avait coordination des politiques budgétaires entre les pays de la zone euro, compte tenu de la faiblesse de l’activité dans beaucoup de pays (Espagne, Italie, Portugal, même Pays-Bas), on aurait : 
- un accord entre les pays pour que les pays à déficit élevé ne réduisent que progressivement et pas brutalement leur déficit public ;
- le maintien d’une politique budgétaire raisonnablement stimulante dans les pays où la situation des finances publiques et le niveau des taux d’intérêt le permettent (Allemagne en particulier). »

A ces difficultés institutionnelles s’ajoutent des problèmes d’ordre culturel sur lesquels il est certainement plus difficile d’agir : la main d’œuvre est beaucoup moins mobile en Europe qu’aux Etats-Unis. C’est sans doute en train de changer. On voit beaucoup de jeunes gens s’installer à l’étranger, à Londres, en Berlin, mais ce que j’ai appelé ici-même il y a quelques années des « europatriés » ne sont encore que des pionniers. Cette faible mobilité s’explique facilement : problèmes linguistiques, problèmes réglementaires, difficulté de mener une carrière internationale… mais elle contribue pour partie au moins au chômage. Si les populations européennes étaient plus mobiles, on verrait les travailleurs des régions à fort taux de chômage se déplacer vers celles qui sont en manque d’emplois.

Des difficultés conjoncturelles
A ces difficultés structurelles, il convient d’ajouter des difficultés conjoncturelles. Si la main d’œuvre est peu mobile, le capital l’est beaucoup plus. Et l’un des avantages d’une monnaie unique est de faciliter cette mobilité, de permettre au capital, à l’épargne de se placer là où elle risque de trouver le meilleur retour. Une bonne part de la croissance européenne de ces dernières années a été liée à cet afflux de capital venu d’ailleurs en Europe se porter sur les entreprises les plus prometteuses. Et ceci dans un peu tous les pays. Or, ce mouvement est en train de se renverser. Comme l’explique Patrick Artus dans une autre de ses notes, « On assiste depuis 2008 à une renationalisation des portefeuilles : les investisseurs de chaque pays de la zone euro ne veulent plus investir que dans les actifs de leur pays en raison du retour de risque de change ou du risque de défaut. Les pays ne trouvent plus alors de prêteurs non-résidents pour financer un déficit extérieur,  ce qui explique la hausse des taux d'intérêt à partir de 2008 dans les pays périphériques. » Ce biais en faveur des investissements domestiques, cet « home bias » comme disent les économistes avait fortement diminué depuis l’arrivée de l’euro, comme l’avaient montré deux universitaires néerlandais en 2008 (Schoenmaker, Bosch, Is the home bias in equities and bonds declining in Europe?). Son retour est inquiétant : il veut tout simplement dire que les financiers croient moins en l’euro, qu’ils se méfient des pays en difficulté. Qu’ils n’ont plus la même confiance dans les institutions.

L’euro est aujourd’hui plus populaire que l’Europe, ses difficultés sont plus politiques qu’économiques. Tout cela le confirme: la solution de la crise économique que traverse l’Europe est d’abord politique. 

8.5.12

Le défi majeur : l'emploi des jeunes


Pour écouter cette chronique diffusée le 8/05/2012 sur AligreFM, cliquer ici

Répondre au défi majeur : l’emploi
François Hollande a donc été élu. Comme il l’a dit et répété, son élection a lancé un signal à l’Europe. L’austérité ne suffit pas, il faudra l’accompagner de croissance. Et l’on peut penser que le message a été entendu. Depuis quelques jours le mots « croissance » a fait sa réapparition dans le vocabulaire des dirigeants européens. Et comme le reste du monde, Américains en tête, n’attend que cela, on peut parier qu’il obtiendra assez facilement l’introduction d’un complément sur la croissance au pacte européen. Obtiendra-t-il autant qu’il devrait ? cela dépendra de sa capacité à réunir autour de lui les dirigeants européens qui souhaitent aller dans ce sens. La présence du premier ministre belge aux cotés de Martine Aubry à Lille est, de ce point de vue, de bon augure même s’il aura fort à faire avec le nouveau tandem germano-italien qui s’est dessiné ces dernières semaines lorsqu’il est apparu que Nicolas Sarkozy était menacé.

Mais tout cela est l’actualité immédiate. François Hollande ne réussira son quinquennat que s’il répond aux multiples défis économiques de la société française : la dette, la dégradation des services publics et, bien sûr, le chômage et, d’abord, celui des jeunes que François Hollande a mis, à juste titre, en tête de ses préoccupations.

Il a certainement fait un bon diagnostic : l’emploi des jeunes est l’une des questions centrales de nos sociétés. Et pas seulement en France, on retrouve le même phénomène un peu partout dans le monde développé et pour, semble-t-il, les mêmes raisons. Il a demandé à être jugé sur ses résultats dans ce domaine et il a bien fait. Mais s’est-il donné les moyens de le traiter ? Les solutions qu’il propose, ces contrats de génération, s’ils peuvent aider, ne sont certainement pas à la hauteur du problème, comme l’avait signalé, lors des primaires, Martine Aubry. Ils permettront sans doute à quelques dizaines de milliers de jeunes de trouver un emploi, mais il n’en créera pas vraiment d’emplois puisqu’il s’agit, in fine, de remplacer des seniors par de plus jeunes.

La croissance par les réformes structurelles
Si les jeunes n’ont pas d’emploi c’est parce que la croissance n’est pas au rendez-vous mais aussi parce que le monde du travail ne fait plus aujourd’hui de place aux jeunes sans diplômes ni qualifications.

Commençons par la croissance. Si l’idée qu’il nous faut plus de croissance est acceptée d’à peu près tout le monde, on est loin de l’unanimité sur les solutions. Je dirais, pour simplifier, que deux thèses sont en présence.

La première, soutenue par l’Allemagne, la BCE et, de manière plus générale, les conservateurs, insiste sur la nécessité des réformes structurelles, la seconde, portée par la gauche mais aussi par de nombreux économistes dans les pays en difficulté et en dehors de la zone euro parie sur le retour d’un peu d’inflation en Allemagne.

L’argument des partisans des réformes structurelles est très simple : si l’on veut que les entreprises restent compétitives sur les marchés internationaux, il faut que le coût du travail diminue et qu’elles soient plus flexibles. On ne sortira de la crise, disent en substance ses avocats, qu’en cassant les rigidités de notre système, rigidités confondues avec, d’une part, la protection sociale et les cotisations sociales qu’on appelle charges sociales pour les dévaloriser et mieux souligner combien elles coûtent cher, et, d’autre part, le contrat de travail à durée indéterminée, le CDI.

Pour réduire le coût du travail, deux hypothèses ont été évoquées explicitement à droite pendant la campagne électorale : la TVA sociale qui permettrait de transférer une partie des cotisations sociales vers les consommateurs, et une plus grande autonomie du dialogue qui permettrait aux entreprises de déroger, une fois obtenu l’accord des syndicats, au code du travail.

On pourrait ajouter à cela un troisième dispositif déjà enclenché : le transfert aux consommateurs d’une partie des dépenses aujourd’hui prises en charge par la collectivité. C’est en cours dans le domaine de la santé, avec toutes ces mesures qui consistent à demander aux patients de contribuer au financement de ses soins. Ce l’est dans le domaine de l’éducation avec l’explosion des droits d’inscription dans l’enseignement supérieur. Et on peut imaginer que Nicolas Sarkozy élu, nous serions allé plus loin dans cette direction.

Mais il n’y a pas que le coût du travail, il y aurait aussi ses rigidités assimilées au CDI et aux règles qui imposent des contraintes aux employeurs qui veulent licencier des salariés. Contrat et règles qu’il faudrait donc supprimer, ce que la droite envisageait de faire avec ses accords compétitivité-emploi qui auraient permis aux entreprises de déroger aux règles du code du travail et de baisser les salaires. 

La croissance par le retour de l’inflation en Allemagne
La seconde approche que défend l’économiste américain Paul Krugman mais que l’on retrouve et retrouvera demain plus encore à gauche revient à dire que l’on peut avoir plus de croissance en Europe si l’Allemagne accepte plus d’inflation. Ce qui ne serait qu’un juste retour des choses. Si l’Allemagne a si bien réussi, ce n’est pas seulement, explique Paul Krugman, grâce à ses performances en matière d’exportation, comme on le dit souvent, mais aussi grâce à une inflation un peu plus élevée chez ses voisins européen.

Ce serait donc aujourd’hui à elle d’accepter un peu d’inflation pour relancer l’activité de ses voisins. Cela peut passer par des augmentations de salaires et l’on sait que les syndicats le réclament vivement, mais aussi une politique monétaire moins restrictive qui abandonne son objectif d’une inflation inférieure à 2%. Ce qui suppose une réorientation des missions et des objectifs de la banque centrale et une évolution profonde de la politique allemande.

Cette seconde thèse est, bien sûr, bien plus raisonnable et satisfaisante, mais elle se heurte à l’opposition de l’Allemagne et de la Banque centrale. Et le risque est que, sous couvert de compléter le traité les Allemands et leurs alliés n’imposent à la France ces réformes structurelles dont nous parlions à l’instant au motif qu’elles ont été réalisées en Allemagne, engagées en Grèce, en Italie et en Espagne. C’est un scénario qu’envisagent les marchés financiers comme en témoigne cette note de l’économiste en chef d’un des principaux brokers européens : « Quel qu'il soit, le prochain président aura donc à rationaliser les finances publiques et favoriser la croissance, grâce à d'ambitieuses réformes de la fiscalité et du marché du travail. Dans la mesure où la politique de croissance proposée par Hollande échouera à coup sûr, elle est probablement conçue comme une astuce pour éluder la question du marché du travail au cours de la campagne et servir d'édulcorant au-delà. »

Le pire n’est évidemment pas sûr. François Hollande peut espérer le soutien, au moins implicite, des autres dirigeants européens et des syndicats allemands et avec eux d’une partie de l’opinion allemande qui ne portent pas le même regard que nous sur le miracle allemand. Car si miracle il y a eu, il n’est certainement pas partagé par tous, comme le suggérait un long et très détaillé article paru la semaine dernière dans le Spiegel, le grand magazine allemand dont le titre est tout un programme : le coût élevé du succès économique de l’Allemagne. Je n’en citerai que ce passage explicite : « Une minorité seulement profite du boom tandis que des salaires qui stagnent et la précarité de l’emploi rendent difficile pour la majorité de joindre les deux bouts. »  

Une relance par l’inflation ne suffira pas
On ne sait si François Hollande réussira à convaincre les Allemands et la BCE, mais le réussirait-il même que cela ne suffirait pas. Encore faudrait-il que l’économie française profite de cette relance par l’inflation. Ce n’est pas évident.

Les grands travaux auxquels il pense profiteront certainement aux grandes entreprises, mais ce ne sont pas elles qui créent de l’emploi. Si l’on veut que cette relance soit efficace, il faut que cette relance profite aux PME, aux entreprises de taille intermédiaire qui produisent en France et qui y créent des emplois. Or, cela suppose qu’elles aient les moyens de cette croissance, qu’elles aient les financements pour accroitre leur productivité et les compétences pour répondre à ces nouveaux marchés.  En ce sens, la banque d’investissements que propose Françis Hollande devrait être une bonne chose, surtout si elle est décentralisée et proche des acteurs. Encore faudra-t-il qu’elle se mette en route rapidement. Mais elle ne réglera pas l’autre grand problème de ces entreprises : celui des compétences. La croissance d’une entreprise est aussi affaire de compétences de son management. Une entreprise de 20 personnes et une entreprise de 500 ne demandent pas les mêmes. Une des grandes forces de l’industrie américaine est d’offrir aux entreprises moyennes la possibilité de recruter des collaborateurs formés dans les grandes entreprises où ils ont appris les techniques de management nécessaires qu’il s’agisse du marketing, de la production, des ressources humaines ou du commerce international. Nous n’avons pas cela en France.
Or, cette question des compétences n’est abordée par personne. Peut-être parce que nos politiques ne connaissent que mal les entreprises moyennes et ne rencontrent que les dirigeants des très grands groupes qui n’ont pas ces soucis, mais le premier frein à la croissance des PME est là : plus une entreprise grandit, plus elle a besoin de maîtriser des savoir-faire dans les domaines les plus variés qui ne s’acquièrent, pour l’essentiel, que sur le terrain, au contact des réalités, je veux dire des régles, des procédures de toutes sortes qui encadrent le monde du travail.

Pour tous ces motifs, une relance par la croissance ne suffira pas, ne permettra pas de résoudre le problème du chômage des jeunes.  

Jeunes sans emploi : la faute à croissance et au manque de qualification
Si les jeunes n’ont pas d’emplois, c’est faute de croissance, faute d’entreprises qui leur donnent du travail, mais ce n’est pas seulement cela. C’est aussi que beaucoup, beaucoup trop n’ont pas de qualifications suffisantes.

Je disais tout à l’heure que toutes les économies industrielles étaient confrontées à ce problème. L’une de leurs difficultés majeures vient de ce qu’elles ont du mal à créer des emplois pour les moins qualifiés, pour ceux qui sortent du système scolaire sans diplômes. En France, ailleurs aussi sans doute, ces jeunes sans qualifications se retrouvent, dés qu’ils cherchent un emploi en concurrence avec ceux qui en ont un.

Pourquoi un employeur choisirait-il un candidat sans le baccalauréat quand il peut, pour le même prix, en avoir un avec ce diplôme ? On dira que le baccalauréat ne vaut pas grand chose, qu’il n’est pas forcément utile pour tenir les postes les moins qualifiés. C’est oublier que beaucoup de postes, notamment dans les services, demandent des compétences acquises à l’école, maîtrise de la langue écrite et parlée, d’un peu d’anglais… Bien rares sont aujourd’hui les métiers qui ne demandent aucune qualification.

C’est surtout oublier qu’un diplôme ne donne pas seulement des informations sur les compétences acquises, il en donne aussi sur le comportement : on sait que celui qui a réussi son bac, pour rester sur cet exemple, a fait des efforts pour l’obtenir, a préféré à un moment de sa vie le futur (la réussite à l’examen et ce que cela peut apporter) aux satisfactions immédiates.

L’absence de diplômes peut être assez facilement compensée par une expérience professionnelle. Encore faut-il acquérir celle-ci, ce qui ne va pas de soi quand tous les emplois auxquels pourraient prétendre ceux qui n’ont pas de diplômes sont pris par ceux qui en ont un. Et pris d’autant plus facilement que tout le système des stages d’étudiants dont sont si friands les entreprises et les professionnels de l’enseignement supérieur met en concurrence des candidats sans diplômes à la recherche d’un emploi durable et des diplômés à la recherche d’un emploi précaire. Difficile de faire concurrence plus inégale. L’une des meilleures manières de lutter contre le chômage sans qualification serait de lutter contre cette concurrence inégale. D’après l’INSEE, 19% des jeunes qui suivent des études supérieures, soit à peu près 400 000 personnes, cumulent emplois et études, la moitié seulement occupent un emploi, stage ou contrat en alternance qui a un rapport avec leurs études. Autant dire qu’il y a là un gisement important qui mériterait d’être exploité et qui permettrait, s’il l’était de réduire de manière significative le nombre de jeunes de moins de 25 ans aujourd’hui sans emplois. Il y en avait, en 2010, 640 000.

Pour cela il faudrait donner aux étudiants qui ont besoin le moyen de financer leurs études autrement, avec, par exemple, des bourses. Ce qui limiterait l’échec dans l’enseignement supérieur, car quoi de pire que ces situations bâtardes où l’on travaille mal parce que l’on fait ses études et l’on étudie mal parce que l’on travaille.

Une cible : l'échec scolaire
Une autre difficulté tient au développement de la précarité qui ne favorise pas l’acquisition de compétences professionnelles sur le tas. Les jeunes qui vont de CDD en CDD ne développent pas de compétences utiles ou, plutôt, ils se retrouvent à la tête d’une multitude de savoir-faire que tout un chacun peut acquérir à tout moment. En ce sens, ils sont pleinement interchangeables et donc plus que d’autres victimes de la flexibilité : l’employeur qui s’en sépare sait qu’il pourra demain retrouver sur le marché du travail l’équivalent. A aucun moment il ne se dit : je vais le garder parce que j’aurais du mal à trouver quelqu’un qui fasse aussi bien.

Cette absence de qualifications renvoie naturellement à l’échec scolaire puisque ce sont ceux qui sortent du système scolaire le plus tôt, sans qualification qui ont les taux de chômage  les plus élevés, de l’ordre de 30% à 50%. 

L’échec scolaire est un phénomène complexe, mais on dispose d’indications qui donnent des pistes. On sait, par exemple, que la réussite au baccalauréat est sensiblement plus faible chez les enfants dont le père a connu une période de chômage de longue durée. L'écart de taux de réussite est de 20 points. Une partie de cet écart est, explique l’INSEE, due au fait que le chômage concerne surtout des pères peu diplômés, moins à même d'aider leurs enfants dans leur scolarité. Mais le chômage des parents a aussi un effet qui lui est propre : il diminue de 12 points la probabilité d'obtention du baccalauréat. Autrement dit : le chômage des parents favorise celui des enfants.

Pour conclure
François Hollande a tout au long de cette campagne électorale mis en avant la jeunesse et il a souligné la gravité du chômage des jeunes. Il a bien fait, le diagnostic est bon, mais maintenant qu’il est à pied d’œuvre il va lui falloir trouver des solutions qui aillent au delà des contrats de génération qu’il a imaginés et de la croissance qu’il espère relancer en négociant avec l’Allemagne. Les causes de ce chômage massif des jeunes sont souvent plus profondes, je veux dire plus inscrites dans les plis de nos institutions. Des pistes existent cependant. Nous en avons vu trois :
- éviter que les étudiants salariés ne prennent l’emploi des sans diplômes,
- obtenir des entreprises qu’elles offrent à eurs jeunes salariés des contrats durables qui leur permettent de cumuler des compétences qui constituent un capital sur le marché du travail,
- lutter, enfin, contre l’échec scolaire là où il est le plus destructeur : dans les milieux populaires.

Tout cela demande malheureusement des investissements importants.

2.5.12

Le vote Front National dans le Gard, affaire de sociologie urbaine?

Pour écouter cette chronique diffusée sur Aligre FM le 1er mai

Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle nous donnent une photographie un peu troublée de la société française. Les résultats de Marine Le Pen, ceux de Jean-Luc Mélenchon, deux candidats dont le cœur de cible était les classes populaires nous donnent l’occasion de revenir cette catégorie qui paraît bien plus compliquée qu’il peut apparaître au premier abord. On a beaucoup dit que les ouvriers votaient massivement à l’extrême-droite. Ce n’est évidemment pas si simple. Tous les ouvriers et tant s’en faut ne votent pas à l’extrême-droite. On voit mal comment pourrait être tenté par un vote FN le salarié d’une entreprise dont l’essentiel du chiffre d’affaire se fait à l’étranger : il sait bien, il peut le vérifier tous les jours, que la fermeture des frontières ne pourrait que nuire à son activité. On imagine mal des habitants de Toulouse ou de sa région qui vit largement de l’aéronautique voter massivement pour un parti qui propose de mettre des barrières à toutes les frontières.

Reste que le vote Front National est, dans de nombreuses régions, corrélé au vote populaire. C’est le cas dans le Nord, ce l’est également dans le sud-est. Et j’ai voulu regarder plus près en examinant dans le détail le vote FN dans le département qui a mis Marine Le Pen en tête : le Gard.

 Ce département est intéressant parce qu’il a une activité industrielle relativement dynamique qui a moins souffert que d’autres des délocalisations. On y trouve des sociétés comme Royal Canin, Haribo, Eminence, Perrier, EDF et Areva, très implantés dans le Nord du département à Marcoule. Le secteur industriel y emploie 29 000 personnes, soit à peu près 14% des salariés. Les salaires versés sont plutôt supérieurs à ce que l’on trouve ailleurs en France. C’est une région de start-ups dans différents domaines liés au nucléaire, à la médecine. Ce qui n’en fait pas un département riche, le taux de chômage y est très supérieur à la moyenne nationale puisqu’il tangente les 20%, soit le double de la moyenne nationale, mais ne correspond pas tout à fait à l’image que l’on se fait de ces électeurs du Front National installé dans les régions en perdition industriel. Si ce n’est donc la désindustrialisation, d’où vient donc ce vote ?

 Un vote FN stabilisé à un niveau élevé 
Le Gard est un département qui vote à droite depuis très longtemps. Et dans lequel la droite progresse légèrement d’une élection sur l’autre. Une droite que domine le Front National et depuis longtemps même s’il ne progresse plus vraiment. A l’inverse de ce qui s’est passé dans d’autres régions où le Front National a progressé depuis 2002, Marine Le Pen n’a fait, dans le Gard, que retrouver le niveau, déjà très élevé, de son père en 2002. Si ses résultats sont bien meilleurs qu’en 2007, ils sont à peu de choses près équivalents à ceux de 2002. D’une élection sur l’autre, le FN n’a pas gagné un point de pourcentage. Le vote FN s’est stabilisé, dans ce département, à un niveau élevé. Si on a le sentiment qu’il a progressé c'est qu’il avait perdu beaucoup de voix en 2007. Le siphonnage dont on parle a bien ici fonctionné. Et les voix qui s’étaient portées sur Nicolas Sarkozy sont, cette fois-ci, retournées au FN. Ce qui invalide la thèse du vote de crise dont parle l’UMP. S’il s’agissait de cela, Marine Le Pen aurait bien plus progressé dans ce département. Les votes FN sont, au moins dans cette partie de la France, des votes de conviction. Du reste, c’est dans ce département qu’a été élu le premier maire FN, à Saint-Gilles à la fin des années 80. Mais pourquoi ce vote de conviction dans ce département ?

Quand on regarde la carte électorale du Gard, on voit les votes FN se concentrer, pour l’essentiel, au sud-est, en Camargue, à l’Est et au sud de Nîmes, dans une région qui emploie 15000 personnes dans le secteir industriel. A l’ouest du département, dans les Cévennes, c’est à quelques exceptions près la gauche qui est en tête avec, dans plusieurs communes, en général petites, Jean-Luc Mélenchon devant François Hollande. Quand on compare ces communes qui ont voté à l’extrême-droite et celles du même département qui ont voté UMP ou à gauche, on découvre qu’elles se ressemblent par bien des cotés. Elles sont petites ou moyennes avec des taux de chômage souvent très supérieurs à la moyenne nationale, 25% dans une commune comme Thoiras, 19% à Chambon, 20% à Sandogues, trois communes qui ont mis Jean-Luc Mélenchon en tête, 25% à Saint-Gilles, 22% à Beaucaire, 18% à Saint-Laurent d’Aigouze, trois villes qui ont mis Marine Le Pen en tête.

 Toutes ces communes sont pauvres. Le revenu médian est dans toutes inférieur à la moyenne, il est plutôt plus faible dans les communes qui ont voté Jean-Luc Mélenchon, mais il est vrai qu’elles sont plus rurales. Le pourcentage de ménages qui échappent dans ces communes à l’impôt sur le revenu est partout très élevé. Il approche voire dépasse les 50%.

La différence est sans doute leur taille. Les communes qui ont, dans ce département, mis Marine Le Pen en tête sont, souvent, de petites villes, de 8 à 12 000 habitants, alors même que les plus grandes villes du département, Alés, Nimes, Uzès, Milhaud, quoiqu’aussi pauvres et avec des taux de chômage élevés ont mis François Hollande. Pourquoi ? qu’est-ce qui distingue ces villes et les villages qui les entourent des villes plus importantes ?

Les deux immigrations 
La première idée qui vient à l’esprit est l’immigration. C’est le thème majeur du Front National, celui qui fait le plus de succès de Marine Le Pen dans ses réunions publiques, tout comme d’ailleurs dans celles de Nicolas Sarkozy.

 Les immigrés sont nombreux dans le Gard et on les retrouve, ce qui est plutôt rare aussi bien en ville que dans les zones rurales. 29% des immigrés installés dans le département le sont en zone rurale contre seulement 3% en moyenne en France. Ce qui tient à l’histoire de l’émigration dans cette région. Les immigrés ont été appelés par les pouvoirs publics et par les cultivateurs de la région. En 1939, le général Catroux a fait venir 20 000 vietnamiens qui se sont pour beaucoup retrouvés dans les rizières de Camargue. C’est d’ailleurs à eux que l’on doit leur renouveau. Plus au nord, les immigrés sont saisonniers dans les zones maraichères et viticoles. D’où cette présence dans les zones rurales plus forte qu’ailleurs en France.

Quelques unes des villes du Gard qui ont donné le plus fort taux de voix à Marine Le Pen ont une population étrangère importante. C’est le cas de Saint-Gilles dont 16% de la population est étrangère, c’est celui de Beaucaire dont 14% de la population est immigrée. Mais on trouve également des villages sans aucun étranger qui votent FN et, à l’inverse, des villes avec une forte population étrangère qui votent à gauche. On ne peut donc conclure automatiquement d’une forte présence étrangère à un vote FN. D’autres éléments entrent en ligne de compte.

Le premier est, sans doute, d’ordre géographique. C’est, semble-t-il, moins le nombre d’immigrés dans une commune qui compte que leur répartition sur le territoire. Le vote FN est plus élevé lorsqu’existent dans la ville des quartiers qui concentrent les populations immigrées. C’est le cas de Saint-Gilles où l’on trouve une Zone urbaine sensible (ZUS), une de ces zones qui concentrent les immigrés (21% de leurs habitants y sont, dans le Gard, étrangers).

 Et ce ne sont pas ceux qui vivent dans les mêmes immeubles que les immigrés qui les cotoient et les connaissent le mieux qui votent FN mais ceux qui sont installées à la périphérie, dans les quartiers voisins. La stimagtisation, la xénophobie qui va avec le vote Front National, tient à cette proximité distante qui permet tout à la fois de ne rien savoir de la vie et des comportements des immigrés et de les accuser de tous les maux. S’il y a une incivilité, une vitre cassée, un vol, peu de choses, ces petites villes sont très calmes et ne souffrent pas d’insécurité, s’il se passe quoique ce soit, c’est forcément de la faute de ceux qui habitent là-bas, de l’autre coté de la rue, du carrefour… de tous ces jeunes qui viennent de la ZUS, qui se font d’autant plus provocants qu’ils échappent au contrôle de leur milieu, d’où, à intervalles réguliers, des tensions : jeunes maghrébins que l’on refuse de servir dans les bars, bagarres du samedi soir…

Les immigrés installés dans le Gard sont souvent relativement âgés. Et leur proportion dans la population totale diminue depuis quelques années. Ce qui n'est pas le cas de l’immigration de l’intérieur qui progresse. La plupart des communes qui votent à l’extrême-droite ont connu ces dernières années une forte croissance démographique. La population d’Aimargues a augmenté de 22% depuis 1999, celle de Saint-Laurent d’Aigouze de 18%, celle de Saint-Gilles de 19%. Et l’on retrouve ce même phénomène dans l’une des rares communes cévenoles, à l’ouest du département, qui aient mis Marine Le Pen en tête : Lannejols. Ce n’est pas le cas des communes qui votent à gauche ou à l’extrême-gauche.

L’arrivée massive de ces Français venus d’autres départements pour s’installer dans le Gard favorise donc le vote FN. On retrouve ce même phénomène dans tout le Sud-Est. La droite, et souvent la droite extrême, dominent et progressent là où il y afflux de populations nouvelles qui ne sont pas forcément, je le répète, des étrangers, des immigrés au sens traditionnel mais plutôt des chômeurs ou des personnes en difficulté venues chercher des conditions de vie plus agréables dans des villes où l’immobilier est bon marché. On rencontre d’ailleurs un phénomène comparable à Perpignan, autre ville qui sourit à Marine Le Pen. 

Lorsque les militants du FN disent : « on n’est plus chez nous », peut-être pensent-ils aussi à ces immigrés de l’intérieur. Et lorsqu’ils dénoncent l’assistanat, peut-être pensent-ils également à ces chomeurs venus de loin qui ne trouvent pas de travail, comment en trouveraient-ils ? mais que l’on voit partout, 20% de chômeurs, cela fait beaucoup, que l’on ne connaît pas et que l’on peut donc soupçonner de profiter de la situation.

Des services publics très dégradés 
La conjonction de ces deux phénomènes, concentration des immigrés dans des ZUS ou dans des quartiers en déshérence et afflux de chômeurs venus du reste de la France pourrait donc expliquer ce rejet de l’autre.

Rejet d’autant plus net que cet afflux de population a un impact direct sur la qualité de vie des habitants : bien loin d’accompagner cette croissance, les services publics se sont considérablement dégradés dans ces petites villes. Ils sont complètement inadaptés et plus encore depuis que le gouvernement a décidé de réduire les embauches de fonctionnaires.

Le cas de l’éducation est flagrant. Il n’y a pas de lycée à Saint-Gilles, ville de 11 000 habitants, juste un collège installé dans la ZUS. Et c’est une ZEP, ce qui ne favorise la réussite scolaire et n’incite certainement pas les familles de la classe moyenne à s’installer dans cette ville. Celles qui y sont installées n’ont qu’un objectif : envoyer leurs enfants au lycée à Nimes, à 20 km, même chose pour celles qui vivent à Beaucaire.

Il y a bien pourtant un lycée, dans cette ville, mais il accueille, explique le rectorat, la population défavorisée de toute la région. Ses résultats au bac sont très médiocres : 69% de réussite alors que dans toutes les autres villes du département, les résultats passent en général les 80% voire, comme à Nimes et Alès, les 90%. Quant au collège catholique présent dans cette même ville, il est menacé de fermeture. Il est d’ailleurs très frappant de voir que les villes dont les lycées sont de bonne qualité ont mis François Hollande en tête. Tout se passe comme si la présence d’un lycée, de filières d’excellence modifiait le regard que les habitants portent sur leur vie, sur le futur de leurs enfants.

Tout cela corrobore une autre observation que l’on peut faire : le nombre de diplômés est beaucoup plus faible dans les villes qui votent FN que dans celles qui votent à gauche et à l’extrême-gauche. C’est l’une des caractéristiques les plus frappants du vote FN. Il est le fait de gens peu diplômés, ce que signale d’ailleurs régulièrement Nona Meyer, une spécialiste de l’extrême-droite.

Il ne s’agit évidemment pas de dire que les électeurs du Front National sont plus stupides que la moyenne, mais qu’ils sont moins engagés que d’autres dans la poursuite de la réussite scolaire. Qui dit réussite scolaire, diplôme, dit aussi désir et ambition d’aller plus loin, de progresser. La réussite scolaire demande des efforts, un investissement, elle suppose que les élèves et leurs familles préfèrent le futur, celui que peut apporter un diplôme, au présent des satisfactions immédiates. Or cette préférence pour le futur n’est pas naturelle, elle est construite par la famille, par les enseignants, par l’environnement. Là où tout cela n’existe pas, il y a peu de chance qu’un enfant se batte tout seul pour obtenir un diplôme et faire des études supérieures. Dans son très célèbre livre sur la culture du pauvre et les classes populaires britanniques, Richard Hoggart insiste sur le goût des plaisirs immédiats. On peut se demander si la solidité du vote Front National, dans ce département comme dans quelques autres ne témoigne pas de l’émergence de cette culture de ceux qui s'enferment dans la pauvreté.

 J’ai beaucoup insisté sur l’école, mais ce qui est vrai d’elle l’est de la plupart des autres services publics. A commencer par la santé. Il y a en moyenne un médecin pour 330 habitants en France, ratio que l’on retrouve dans le Gard, mais ni à Beaucaire (1 médecin pour 598 habitants), ni à Vauvert (1 médecin pour 598 habitants) ni à Saint-Gilles (1 médecin pour 775 habitants). Même chose pour les pharmaciens : il y en a un pour 1500 habitants à Nîmes, un pour 2200 habitants à Saint-Gilles.

Les services municipaux ne sont pas en reste. Ces villes pauvres sont mal entretenues, souvent jugées sales par ceux qui les visitent. Il est vrai que leurs moyens sont faibles et que l’environnement est contraignant avec des usines polluantes à proximité et une campagne, la Camargue, qui n’est pas tout repos.

Autant dire que ces villes ont connu une dégradation rapide et ancienne de la qualité de vie. Et cette dégradation n’a pas été corrigée par la société civile. Les associations n’ont pas contribué à intégrer les étrangers, je veux dire les immigrés de l’intérieur et de l’extérieur. Les plus nombreuses paraissent réservées aux habitants les plus anciens. Il y a, par exemple, à Beaucaire 44 sociétés de chasse, 13 sociétés de tauromachie, 9 associations d’anciens combattants et six associations sportives seulement. Le tissu associatif est bien vivant dans cette ville, mais les associations les plus actives, les plus dynamiques sont ancrées dans la tradition locale, elles ne favorisent pas les échanges, les discussions entre les autochtones et les nouveaux venus. Tous ceux qui s’expriment sur ces villes disent la même chose : il n’y a rien à y faire, on s’y ennuie. Dit autrement il n’y a pas de sociabilité et donc pas de lieu où se confronter, se connaître, faire tomber les préjugés et, surtout, se battre ensemble pour améliorer cette qualité de vie qui se dégrade.

Invisibles ou/et désengagés ?
Le vote FN du Gard n’est donc pas un vote lié à la crise économique. Les habitants des petites villes de ce département votaient déjà comme cela il y a dix ans. Ce n’est pas non plus un vote de pauvres, le reste du département, ses grandes villes ne sont pas plus riches et elles votent à gauche. Ce n’est pas plus un vote lié à la désindustrialisation comme on l’a beaucoup dit. La région est plutôt, malgré un chômage important, dynamique. Est-ce un vote de colère ? si tel était le cas, ce serait une colère qui dure depuis longtemps et ne s’exprime guère autrement, parce que pour l’essentiel la vie est dans ces petites villes calme. Est-ce un vote de conviction ? sans doute. D’une conviction née de la sociologie propre à ces petites villes à la population croissante et à la structure urbaine stigmatisante. Mais s’il s’agit d’une conviction, celle-ci est à éclipses. Si le taux d’abstention n’a pas été moins élevé dans ce département au premier tour que dans le reste de la France, il est souvent, dans ces villes qui votent pour le Front National, très élevé dans les autres élections. Il dépasse les 50%, frôle parfois les 60%. On a le sentiment que ces électeurs ont une citoyenneté à éclipse, qu’ils sont en fait désengagés de la vie politique, qu’ils n’y croient plus vraiment et n’y attachent pas beaucoup d’importance et se referment sur leur monde, leur milieu étroit, leurs loisirs locaux, leurs convictions que leurs difficultés viennent des autres.

 Ce désengagement peut poser un problème au Front National dans une des régions qui lui sont le plus favorables. Ses électeurs se déplaceront-ils en masse pour les législatives ? se mobiliseront-ils ? aux dernières élections législatives, le taux d’absention dans la circonscription de Beaucaire, Saint-Gilles, Vauvert, Nimes 2, dont la plupart de ses communes ont mis Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle, était de plus de 40% aux deux tours.

Ceci ne vaut bien sûr que pour le Gard, mais invite à regarder avec une certaine circonspection les pronostics qui annoncent l’arrivée d’un groupe de députés FN à l’Assemblée Nationale.