Les chroniques économiques de Bernard Girard

11.9.12

Tant de pauvres !

François Hollande a donc annoncé un tour de vis fiscal rigoureux qui devrait, nous a-t-il assuré, épargner les plus modestes et contribuer à réduire les inégalités. On ne sait s’il réussira ce qui ressemble à un tour de force mais il se pourrait bien que cette réforme fiscale si elle est conduite dans l’esprit qu’il nous a dit modifie assez profondément le paysage de la société française qui a beaucoup évolué ces dernières années.

On en a eu une indication assez inquiétante ces derniers jours avec la publication d’une note de l’INSEE sur les niveaux de vie en 2010. Son introduction mérite d’être lue en son entier avant même d’être commentée : « En 2010, selon l’enquête Revenus fiscaux et sociaux, le niveau de vie médian s’élève à 19 270 euros annuels, soit une diminution en euros constants de 0,5 % par rapport à 2009. Les 10 % des personnes les plus modestes ont un niveau de vie inférieur à 10 430 euros ; celui des 10 % les plus aisées est d’au moins 36 270 euros, soit 3,5 fois plus. Le niveau de vie baisse ou stagne pour pratiquement toutes les catégories de population sauf pour les plus aisées. Le seuil de pauvreté, qui correspond à 60 % du niveau de vie médian de la population, s’établit à 964 euros mensuels en 2010. La pauvreté continue de progresser. Elle concerne 8,6 millions de personnes, soit 14,1 % de la population contre 13,5 % en 2009. Cette progression affecte davantage les enfants : le taux de pauvreté des moins de 18 ans atteint 19,6 %, en hausse de 1,9 point. La non-reconduction de mesures d’aides ponctuelles, mises en œuvre en 2009 afin de limiter les effets de la crise sur les ménages modestes, et le gel de barème des prestations familiales en 2010, expliquent pour partie que cette population soit plus affectée. »

Tout cela mérite d’être repris dans le détail.

Quatre tendances
Comme toute enquête statistique celle-ci repose sur des concepts construits avec la plus grande précision. La pauvreté, par exemple, y est définie de manière précise : sont pauvres tous les personnes dont le niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian, soit 964 euros mensuels. Je rappelle que le revenu médian est celui qui divise la société en deux, la moitié des individus sont au dessus l’autre moitié en dessous.

La notion de niveau de vie est elle-même très précise : il s’agit du revenu disponible d’un ménage, salaire, allocations de toutes sortes… divisé par ce que les statisticiens appellent des Unités de Consommation. Le premier adulte d’un ménage représente une unité de consommation, les autres membres du ménage de plus de 14 ans, 0,5 unités de consommation et les enfants de moins de 14 ans, 0,3 UC ou unités de consommation.

Il s’agit, on l’a compris, en réalité d’artefacts qui ne correspondent pas forcément au vécu de chacun. Il faut en effet distinguer la pauvreté ainsi définie de la pauvreté subjective que l’on pourrait définir comme l’écart entre les revenus dont on dispose et ceux que nous jugeons nécessaires pour subvenir à nos besoins, revenus minimum qui dépendent de facteurs sociologiques et qui varient selon le lieu de résidence, l’âge, les habitudes de consommation. Mais oublions un instant ces nuances. Cette enquête met en évidence quatre tendances fortes :
- une dégradation du niveau de vie de l’ensemble de la population, sauf des plus fortunés,
- une augmentation des inégalités,
- une progression du nombre de pauvres. La pauvreté concerne 8,6 millions de personnes, soit un peu plus de 14% de la population, elle ne concernait que 13,5% de cette même population en 2009 ;
et surtout des enfants : la taux de pauvreté des enfants de moins de 18 ans atteint 19,6% et il a progressé de près de deux points en un an.

Tout cela, on en avait l’intuition, on le devinait au détour d’un reportage, d’une visite dans une grande surface en province, d’une conversation dans la rue, avec un médecin, un instituteur, une assistante sociale ou une infirmière. On en a, avec cette étude, une preuve chiffrée, tangible qui va bien au delà des notations impressionnistes que chacun peut faire.

Des éléments d’explication
Ces tendances expliquent plusieurs réactions et comportements qui font la une des journaux sans que les politiques et les commentateurs en mesurent toujours l’incidence.

Je pense, notamment, à l’extrême sensibilité aux hausses des prix. Si l’INSEE nous dit dans d’autres études que l’inflation est faible, les ménages dont le niveau de vie diminue sont particulièrement sensibles aux hausses des produits de première nécessité et vivent une inflation qui n’apparaît forcément dans les chiffres.

Les réactions aux hausses des prix des produits pétroliers et la déception devant les mesures prises par le gouvernement sur le sujet s’expliquent mieux lorsque l’on sait que le poids des consommations de carburants et de combustibles pèse d’autant plus lourd dans le budget des ménages qu’on est moins riche. Toujours d’après l’INSEE, les dépenses d’énergie, chauffage et carburant représentent en moyenne 8,4% des dépenses des ménages, mais ce poids est plus élevé pour les plus pauvres, 9,6% pour les 20% de ménages les plus pauvres, et plus faible pour les plus riches, 7%. Je donne là des chiffres calculés sur les données de 2006, qui se sont probablement dégradés, mais on comprend que les hausses à la pompe suscitent autant d’exaspération.

De la même manière, on comprend mieux, en lisant ces chiffres, les difficultés de l’industrie automobile. Si l’achat d’une auto est l’une des premières sources de dépense des ménages, la dégradation du niveau de vie ne peut qu’en affecter les ventes. Il suffit que les automobilistes retardent de quelques mois ou quelques années le renouvellement de leur voiture pour que de grandes entreprises comme Peugeot ou Renaul toussent voire attrapent la grippe. Et ceci d’autant plus facilement, que cette dégradation des conditions de vie invite à rechercher des véhicules bon marché sur lesquels la concurrence des nouveaux entrants, chome Hunday, est particulièrement et sur lesquels les marges sont faibles. Si les entreprises automobiles veulent s’en sortir, il leur faut vendre sur de nouveaux marchés, en Amérique latine, en Asie, en Afrique, mais ce ne sera pas avec des voitures fabriquées en France. Ce qui nous amène aux raisons de cette dégradation du niveau de vie et, d’abord, bien sûr, au chômage…
Pourquoi cette dégradation du niveau de vie ?

La dégradation de l’emploi est, naturellement, un des motifs majeurs de cette diminution du niveau de vie, mais ce n’est pas le seul tant s’en faut. Deux autres facteurs, plus politiques, ont joué un rôle déterminant. Il y a, d’abord, eu, pour les plus âgés la dégradation des pensions liée aux différentes réformes des retraites. Nous étions nombreux à annoncer que les réformes successives des retraites contribueraient au développement de la pauvreté chez les retraités. Nous y sommes. Les retraités ont contribué en 2010 pour 11% à l’accroissement du nombre de personnes pauvres. Leur niveau de vie médian a reculé de 1,1%. Et l’on peut craindre que ce ne sera pas terminé tant parce que les effets des dernières réformes de la retraite ne seront pas pleinement sensibles. Faut-il l’ajouter ? les longues périodes de chômage et de non activité qu’ont vécues beaucoup de ceux qui vont arriver dans quelques années à l’âge de la retraite ne vont rien arranger.

Mais il y a aussi la politique menée par les gouvernements de droite ces dix dernières années, et notamment celle engagée par Nicolas Sarkozy. On lui doit la montée des inégalités mais aussi à la suppression en 2010 de la prime de 150€ aux bénéficiaires de l’allocation de rentrée scolaire qui avait été versée en 2009 et qui ne l’a pas été en 2010 et de celle de 200€ dite « prime de solidarité active » versée en 2009 aux bénéficiaires du RMI, de l’allocation de parent isolé ou d’une aide au logement et abandonnée en 2010.

Le montant de ces primes était faible, 150, 200€ mais leur suppression a eu un effet direct sur les statistiques, ce qui fait penser que les budgets de ceux qu’elles concernent sont vraiment très serrés, qu’il suffit de peu de chose pour améliorer la vie de chacun. En ce sens, on peut espérer que l’augmentation des primes versées par le gouvernement Ayrault, même si elles ont pu paraître modestes, modifie dans le bon sens les choses, tout comme, à l’autre extrémité de l’éventail des revenus, les mesures fiscales annoncées devraient contribuer à réduire les inégalités.

On notera, mais on le savait déjà, que les mesures fiscales de Nicolas Sarkozy qui visaient au fond à réduire l’impôt des plus riches pour les inciter à financer de l’activité et donc à créer de l’emploi et de la richesse pour tous, selon un modèle emprunté aux néo-conservateurs américains, ne fonctionnent pas. Ce que les économistes appellent le « trickle down », on dit en français ruissellement n’existe tout simplement pas. On le savait déjà, on en a ici une nouvelle illustration. A réduire les impôts des plus riches, on les enrichit sans que cela profite en quoi que ce soit aux plus pauvres. Tout simplement parce qu’ils ne contribuent en rien à la production des services et des produits que consomment les plus riches.

Trop d’enfants pauvres
Le plus pénible dans cette enquête est ce qui concerne les enfants. Leur taux de pauvreté atteint près de 20%, ils étaient moins de 18% en 2009 et 2008. Ils ont contribué pour les deux tiers à l’augmentation du nombre de personnes pauvres. Plus que tout autre ces chiffres donnent la mesure de la dureté de la politique menée pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

Cette pauvreté des enfants touche en priorité deux types de familles, les familles monoparentales et les familles nombreuses. Un peu plus de 32% des familles mono parentales sont pauvres, au sens de l’INSEE.

Ces chiffres donnent le vertige. Et invitent  une réflexion. Il faut tout faire pour renverser cette tendance qui s’est probablement aggravée en 2011 et 2012 se retourne, et cela relève tant de la lutte contre le chômage que des aides sociales, mais il faut également éviter que ces enfants pauvres ne s’enferment dans la pauvreté, dans des comportements alimentaires, scolaires qui les condamnent à rester pauvres.
Cette pauvreté est un problème mal connu dont on commence tout juste à cerner les effets mais dont les politiques n’ont probablement pas encore pris toute la mesure. François Hollande insiste dans tous ses discours sur la jeunesse, mais il ne parle jamais des enfants pauvres. Or, c’est dans leurs rangs que l’on retrouve les jeunes sans qualifications qui restent de longues années au chômage. C’est dans leurs rangs également que l’on retrouve ces enfants obèses dont l’espérance de vie est plus courte que celle de moyenne de leur génération.

Un rapport du CERC réalisé en 2004 indiquait, par exemple, que près d’un tiers des jeunes, qui sortent de l’école à 17 ans sans diplômes « se trouvent dans le dixième des ménages ayant le plus faible niveau de vie. Ce qui signifie que, dans ce dixième, la probabilité de sortir de l’école à 17 ans sans diplôme est trois fois plus forte que dans l’ensemble de la population. La moitié des jeunes sortis de l’école à 17 ans sans diplôme vit dans le cinquième des ménages les plus pauvres. » Ce même rapport indiquait que si 15 % des enfants de 2 à 16 ans souffrent de surpoids ou d’obésité, « c’est le cas de 21 % des enfants pauvres, quelle que soit la tranche d’âge étudiée. L’enquête santé scolaire confirme ce constat : la surcharge pondérale atteint 17,3 % des enfants de 5 ou 6 ans scolarisés en ZEP, contre 13,3 % pour les autres, et ceci n’est pas lié au fait que les ZEP soient essentiellement situées en zone urbaine. » La pauvreté est un destin et il est du devoir de la société de faire en sorte qu’elle cesse de l’être. Cela passe par une aide aux parents mais aussi sans doute par une action approfondie de l’école dont le rôle est d’autant plus important que les enfants viennent de milieux plus défavorisés.

Une enquête restée sous le coude ?
Ces chiffres qui se sont sans doute dégradés depuis 2010 sont accablants pour les gouvernements Sarkozy. Si la crise est pour partie responsable de ces difficultés, les politiques menées par la droite ont beaucoup contribué à les aggraver. Celle menée par la gauche devrait, si l’on en juge par les premières mesures, freiner ces tendances. Suffiront-elles pour les inverser ? ce n’est pas certain.

Ces chiffres sont publics, accessibles à qui souhaite sur internet, ils sont cependant restés confidentiels. Mediapart est, je crois, le seul journal qui leur ait consacré un long article. Libétration y fait une rapide allusion dans un éditorial ce matin. Les hommes politiques ne l’ont pas lu. A droite, on comprend tant ce rapport technique, qui ne prononce un mot plus haut que l’autre, est sévère pour ses politiques. A gauche, cela est plus surprenant. Lutter contre cette progression de la pauvreté, surtout chez les enfants donnerait du sens à une politique qui prend par ailleurs chaque jour un peu plus des allures de rigueur, voire d’austérité. Elle apporterait un contenu accessible à chacun dans ces notions d’effort dans la justice que François Hollande met régulièrement en avant. Mais peut-être ne veut-on pas voir cette société qui se dessine sous nos yeux ? Une société que l’on commence à deviner lorsque l’on se promène en province, que l’on voit, dans certaines villes se multiplier les enfants en surpoids, une société qui se sent abandonnée, qui s’abstient aux élections ou qui vote Front National.

Mais peut-être suis-je mauvaise langue. Cette note a été rendue publique le 7 septembre. Nous sommes le 11, les politiques et les journalistes ont encore le temps de la découvrir, de la lire et de la méditer avant que cette pauvreté massive ne se traduise par des comportements aberrants, fascisme ici, intégrisme religieux là, désengagement de la société civile ailleurs.