Les chroniques économiques de Bernard Girard

1.4.12

Le Libor, un nouveau scandale bancaire



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Un nouveau scandale bancaire
Les banques auront été ces quatre dernières années au cœur de cette crise. Elles ne s’y sont pas montrées sous leur meilleur jour et cela continue avec un nouveau scandale qui se déploie depuis quelques mois en Grande-Bretagne, dont on parle peu parce qu’il est très technique, mais qui pourrait avoir un impact considérable sur la place financière de Londres, sur plusieurs grandes banques mais aussi sur de nombreuses collectivités locales. En cause, cette fois-ci le LIBOR, l’indice sans doute le plus utilisé dans les transactions financières.

Cet acronyme veut tout simplement dire : London Interbank Offered Rate, ce qui peut se traduire par : taux interbancaire offert à Londres. Dit autrement, c’est le taux moyen auquel les banques se prêtent entre elles. Ce taux est calculé chaque jour à 11 heures précises, à Londres,  à partir de données fournies par un échantillon de grandes banques. Il y en a seize, dont, c’est à signaler, aucune française. Chacune envoie, dans la matinée, donc, le taux auquel elle accède à du crédit pour son propre compte dans différentes devises. On élimine les extrêmes et l’on construit une moyenne qui sert de référence, d’indice à plusieurs marchés financiers et notamment à celui des « swaps », des produits financiers dits dérivés qui consistent à échanger des flux financiers, les intérêts d’un prêt à taux fixes contre des intérêts à taux variables. L’intérêt pour l’emprunteur est de bénéficier pendant les premières années de taux bonifiés en échange d’un risque à plus longue échéance.

Tout cela est un peu technique et mérite un exemple. Une entreprise emprunte à taux fixe, mettons à 5% à une banque A. Si les taux baissent, elle court le risque de payer son emprunt trop cher. Elle va donc chercher à se préserver de cette baisse future en pratiquant un swap avec une autre banque B au terme duquel elle reçoit le fixe, les 5%, et paie un variable indexé sur le taux Libor. Son taux d’intérêt est moins cher, sinon elle ne s’engagerait pas dans l’aventure, mais elle prend un risque. En général, l’indexation consiste à ajouter quelques points, souvent 15 au taux Libor. Si celui-ci est inférieur à 4,85 elle réalise donc une économie. C’est un dispositif un peu sophistiqué, mais très utilisé par tous ceux qui empruntent beaucoup, qu’il s’agisse des entreprises ou des collectivités locales.

Le scandale…
Venons-en maintenant au scandale. Le Libor est né en 1986. Il fonctionnait parfaitement bien tant que la situation économique était stable. Les banques communiquaient leurs taux, les écarts étaient faibles, le calcul ne posait pas de problème. Les spécialistes le suivaient avec attention, mais comme il évoluait peu au jour le jour, il leur était assez facile de l’anticiper.

Tout a changé avec la crise en 2008. Plusieurs établissements bancaires se sont, on s’en souvient, trouvés dans de grandes difficultés. Leurs collègues le sachant ont hésité, voire cessé de leur prêter. Les taux auxquels ils pouvaient accéder au crédit ont donc fortement augmenté, les écarts entre taux consentis aux banques se sont donc creusés. Certaines n’accédaient qu’à des taux très élevés, d’autres à des taux beaucoup plus faibles.

Et c’est à ce moment là, fin 2007, début 2008, que les informations communiquées ont souvent perdu de leur fidélité.

Des taux trop élevés sont signe de défiance. Il pouvait donc être tentant pour des banquiers inquiets de tricher un peu pour masquer leurs difficultés. Et dès lors qu’une banque s’engageait dans cette voie, pourquoi ne pas essayer d’en profiter pour manipuler l’indice de manière à tirer le meilleur parti des contrats indexés dessus ? c’est, semble-t-il, ce qu’ont fait plusieurs établissements bancaires. C’est, en tout cas, ce que soupçonne la justice qui a dans le collimateur la Barclays, la Deutsch Bank, la Royal Bank of Scotland, mais aussi Citigroup et quelques autres dont UBS, la banque suisse qui a dénoncé la fraude pour ne pas être poursuivie. On remarquera que l’on trouve des noms d’institutions qui ont déjà eu maille à partir avec l’éthique, les instances de régulation et, souvent, la justice.

Les premiers soupçons sont apparus tôt, dès 2008, dans la presse financière, dans le Wall Street Journal, mais aussi dans le Financial Times, qui ont aussitôt suscité des travaux universitaires qui ont enfoncé le clou en mettant en évidence tout à la fois la surprenante faiblesse des taux Libor et des décalages incompréhensibles entre l’évolution de ces taux et d’autres indicateurs de confiance sur le marché.
Dès l’été 2008, plusieurs chercheurs autour d’Antantes-Metz, ont publié des papiers dans less'ilsquel ils s’interrogeaient sur les évolutions de cet indice. Ces universitaires se sont d’abord interrogés sur la fiabilité de cet indicateur mais ils ont aussi évoqué l’hypothèse d’une manipulation. Soupçons confirmés en 2010, par deux autres universitaires, Connan Snider et Thomas Youle, qui ont avancé de nouveaux arguments en faveur de l’hypothèse d’une manipulation (Does the LIBOR reflects banks’s borrowing costs ?) : les taux déclarés par les banques sont, expliquent-ils, trop proches les uns des autres pour vraiment refléter la situation réelle des différents établissements, et, dans une même banque, il y a trop d’écart entre les taux donnés pour des emprunts dans différences devises.

Ce qui n’était que soupçon d’universitaire a été confirmé lorsque l’on a appris, il y a quelques mois que plusieurs banques avaient licencié plusieurs de leurs collaborateurs pour manipulation. Il y a donc bien eu tricherie.

La fraude elle-même paraît avoir été assez facile à monter. Les banques qui participent à la construction de cet indice ne donnnent pas d’informations sur des transactions réelles mais sur des transactions virtuelles, ce qui favorise les aménagements avec la vérité. 

Par ailleurs, ceux qui dans ces banques font ce calcul travaillent au quotidien avec ceux qui gèrent les fonds et qui gagnent et perdent de l’argent lorsque les taux montent ou descendent. On peut donc assez facilement imaginer qu’ils aient bavardé ensemble.  Pour fixer les taux mais aussi pour les anticiper et arbitrer dans le sens qui leur serait favorable. L’on-ils fait de leur propre chef ? avec l’assentiment ou sur consigne de leur hiérarchie ? c’est ce que l’on ignore et que l’enquête dira.

Quel est l’impact ?
Ce scandale est donc très technique, mais les sommes en jeu sont considérables puisque l’on estime que 360 000 milliards de dollars de swaps sont indexés sur le LIBOR.

Son impact sera-t-il à la mesure de ces sommes ? difficile à dire. Les banques ont probablement gagné beaucoup d’argent avec. Citibank indiquait en 2009 qu’elle gagnerait 936 millions de dollars si les taux d’intérêt baissaient d’un quart par trimestre pendant un an et 1, 935 milliards s’ils baissaient instantanément de 1%. L’une des sociétés financières qui a le plus tôt protesté, le courtier Charles Schwab, et porté plainte contre onze banques qu’elle accuse de manipulation du Libor, dit que ces banques ont pu accaparer des centaines de millions sinon des milliards de gains indus. L’imprécision même de cette évaluation l’indique : on ne sait pas exactement ce que les banques ont pu gagner.

On devrait pouvoir le calculer. Et sans doute s’y emploie-t-on ici ou là. Il est, par contre, beaucoup plus difficile de se faire une idée de l’impact de cette fraude sur l’économie. On ne dispose actuellement d’aucun élément permettant de la chiffrer.

Joaquin Almunia, le commissaire européen chargé de la concurrence a indiqué que cela pourrait avoir un coût très important pour l’économie européenne, mais sans autre précision. Les économistes qui se sont intéressés à la question n’ont pas encore construit de modèle qui nous permettrait d’évaluer ses conséquences.

On peut cependant, d’ores et déjà, penser qu’elles seront lourdes pour les banques qui ont triché qui pourraient être très sévèrement sanctionnées, ce qui ajouterait aux difficultés de celles, comme la Deutsche Bank, qui sont prises dans de nombreuses affaires. Ses dirigeants ont d’ailleurs annoncé récemment qu’ils pourraient être amenés à débourser 3 milliards d’euros pour toutes les amendes et dommages et intérêts qu’elle risque de devoir dans les années qui viennent.

Des taux artificiellement bas ont, par ailleurs, certainement coûté de l’argent à ceux qui avaient parié sur leur hausse, ce qui explique les poursuites en justice engagées par des établissements financiers comme l’américain Charles Schwab, mais on peut, a contrario, imaginer que les banques ont, pour une part au moins, répercuté ces baisses de taux sur leurs clients, ce qui aurait aidé ceux qui avaient des hypothèques. Si c’est le cas, et ce serait à vérifier, les consommateurs, les emprunteurs et tous ceux qui ont souscrit des swaps indexés sur le LIBOR auraient eux aussi bénéficié de la fraude des financiers.

Mais s’il apparaît que les taux sont, du fait de cette fraude, trop faibles, ils pourraient augmenter prochainement, ce qui pourrait annoncer de bien mauvaises surprises pour tous ceux qui ont utilisé des swaps pour réduire le coût de leurs emprunts, à commencer par les collectivités locales qui en sont, un peu partout dans le monde, de gros utilisateurs.

Mais tout cela est conjecture. Le principal impact pourrait surtout être sur les marchés financiers. Le LIBOR sera probablement modifié, on peut penser que les banques l’utiliseront moins comme indice de référence, c’est déjà le cas de la Barclays qui lui a substitué d’autres indices moins facilement manipulables. Si le scandale se développe, et c’est le plus probable, on assistera à un renforcement de la réglementation comme chaque fois qu’il y a fraude.

Derrière ces fraudes, des problèmes éthiques et de gouvernance
L’une des victimes collatérales de cette affaire pourrait bien être la réputation des banques et, avec elle, l’idée si souvent défendue par les économistes, les banquiers et, de manière plus générale, les milieux économiques, que le souci d’une bonne réputation suffit à contrôler les acteurs économiques. Il existe sur le sujet une très abondante littérature très utilisée par tous ceux qui militent pour la déréglementation. Or, l’on voit bien là que le souci d’une bonne réputation peut avoir des effets pervers. C’est parce qu’elles souhaitaient masquer leur mauvaise réputation auprès de leurs collègues que les banques ont, semble-t-il, manipulé le LIBOR. On ne sait s’il y a eu des instructions venues du plus haut de l’entreprise. On n’en a en tout cas pour l’instant aucune preuve, mais ce n’est pas le plus certain. Il serait, d’une certaine manière, presque plus grave que cette fraude ait pu se faire sans instruction de la hiérarchie.

En fait, cette fraude met en évidence des problèmes multiples dans toutes les banques. Problèmes éthiques, d’abord. Si cette fraude a pu voir le jour c’est parce que des banquiers, dans plusieurs établissements, y ont participé. Ce n’est pas, comme dans le cas de Kerviel à la Société Générale, le fait d’un seul individu, ni même, comme dans celui de Madoff, d’une famille, mais bien une corporation, des banquiers appartenant à des services différents et à des entreprises différentes qui se sont prêtés à ces dérives. En ce sens, cette fraude ressemble à ces affaires de corruption qui engagent toujours un très grand nombre d’acteurs : ceux qui agissent, ceux qui savent et ne réagissent pas, ceux qui devinent mais ne veulent surtout pas savoir.

Cette affaire révèle également une faiblesse des contrôles. Comment se fait-il que personne au sein des institutions chargées de gérer cet indice, et d’abord de la très puissante et très respectable association des banques britanniques, à l’origine du Libor, n’ait tiré le signal d’alarme ?

Elle révèle, enfin, une véritable culture du contournement de l’esprit de la loi non pas seulement dans une entreprise, mais dans toute la profession.

Il est vrai que rien, sinon le bon sens et le respect des principes, n’interdisait aux traders de rechercher des informations auprès de leurs collègues chargés de fournir des données aux gestionnaires du LIBOR. Mais ils l’ont fait. Et le plus étonnant est que l’on peut assez facilement dater le début de cette dérive, à la veille de la chute de Lehman’s Brother lorsque les banques ont commencé à se méfier les unes des autres et que le taux interbancaire s’est mis à évoluer de manière erratique. Faute de pouvoir l’anticiper, comme ils le faisaient traditionnellement, avec un simple calcul prévisionnel, les traders sont allés interroger leurs collègues. Puis, certains les ont convaincus de modifier les taux, pour sauver la réputation de leur banque et améliorer les rendements des fonds qu’ils géraient. Un des banquiers licenciés en 2010 a d’ailleurs évoqué devant le juge des conversations qu’il avait eues avec des gestionnaires de fonds qui lui avaient réclamé d’intervenir sur le LIBOR.

Tous ces banquiers l’ont fait pour s’enrichir, et ils se sont enrichis d’autant plus facilement que leurs rémunérations sont indexées sur les performances des fonds qu’ils gèrent, mais ils l’ont également fait pour satisfaire les attentes du management, d’un mode de gouvernance des entreprises qui fait de la performance le principal indicateur de succès et ne se préoccupe absolument pas du respect des règles, des lois, des principes. Tous les banquiers qui ont participé à cette fraude ne sont pas des voyous, beaucoup se jugent probablement tout à fait honnêtes et le sont dans leur vie quotidienne, mais le système de valeur des banques, système matérialisé dans tout un ensemble de pratiques, mesure des performances, rémunérations… ce système les amène à ne plus faire la différence entre ce qu’il est convenable de faire et ce qu’il convient de ne pas faire.