Les chroniques économiques de Bernard Girard

20.3.12

Trois débats sur la fiscalité

Nous avons les semaines dernières évoqué à plusieurs reprises la question de la fiscalité. En France, l’essentiel du débat a porté sur les propositions de François Hollande de taxer à 75% les revenus supérieurs à 1 million d’euros. Mais d’autres débats sur la fiscalité se déroulent actuellement ailleurs, en Allemagne et dans le monde anglo-saxon qui abordent la question sous d’autres angles. Je ne dirai pas, comme font si volontiers les journalistes, que ce qui se passe ailleurs est tellement mieux que ce qui passe en France, c’est naturellement inexact, mais il est intéressant de voir comment cette même question est abordée dans d’autres pays, dans d’autres contextes.

Je commencerai cette promenade dans les débats fiscaux par les Etats-Unis. Depuis quelques semaines, les pages éditoriales de la presse sérieuse, du Wall Street Journal et du New-York Times, celles des meilleurs blogs économiques sont occupées par une question toute simple : la fiscalité a-t-elle contribué à la montée des inégalités. C’est une thèse que je développais moi-même la semaine dernière dans une chronique où je mettais en relation les inégalités et la crise. Mais c’est une thèse qui est contestée vivement depuis la publication d’une étude comparative des inégalités dans plusieurs pays aux régimes fiscaux différents. Le débat fait donc rage.

Les régimes fiscaux et les inégalités
C’est, je le disais à l’instant, une étude publiée en 2009 et récemment redécouverte de deux économistes suédois, Jesper Roine and Daniel Waldenstrom, qui a lancé cette polémique (Common Trends and Shocks to Top Incomes : A Structural Breaks Approach ). Ces deux chercheurs ont comparé les taux d’inégalités dans sept pays connus pour avoir des politiques fiscales très différentes. Certains ont fortement réduit les taux d’imposition des plus riches, d’autres les ont maintenus à des taux élevés. Et, d’après leurs travaux, les inégalités ont progressé de manière à peu près parallèle partout. Ils suggèrent même que la Suède, pays où les riches sont particulièrement imposés, est un pays plus inégalitaire que les Etats-Unis. Pain béni, naturellement, pour tous ceux qui pensent qu’il ne faut surtout pas augmenter les impôts des plus riches. Comme on l’imagine, ils se sont précipités sur les pages éditoriales des grands journaux pour expliquer tout le mal qu’ils pensent des hausses d’impôts des multimillionnaires.
Leurs adversaires, je veux dire les libéraux, ont évidemment fait valoir que l’on pouvait tirer de ces résultats une toute autre conclusion : si l’augmentation des impôts ne réduit pas vraiment le poids des plus riches dans la richesse nationale, c’est bien qu’une fiscalité lourde ne les empêche pas de faire de continuer de s’enrichir. Mais le plus utile est de lire leur texte.

On y apprend, d’abord, que leurs conclusions ne valent que si l’on prend en compte la fraude et l’évasion fiscale. Si on les laisse de coté, les 1% de Suédois les plus riches possèdent 20% de la richesse nationale tandis que les 1% des Américains les plus riches en possèdent 35%, un montant que l’on retrouve en Suède lorsque l’on intègre dans le capital des plus riches ce qu’ils réussissent à cacher au fisc. Ce qui fait penser que si la politique fiscale n’est pas plus efficace pour lutter contre les inégalités, c’est qu’elle ne s’attaque avec assez de fermeté à la fraude et à l’évasion. 

Mais revenons au texte de nos deux économistes. Ce qui est vrai de la Suède, l’est, nous disent-ils, de tous les autres pays développés, y compris la France. Partout, les inégalités se sont creusées de la même manière ou à peu près ces trente dernières années. On trouve, d’ailleurs, dans leur papier, un graphe très suggestif qui le montre bien.



Le mouvement vers plus d’inégalités est donc général. L’idée selon laquelle, s’opposeraient un modèle anglo-saxon, très favorable aux inégalités, et un modèle continental, plus égalitaire, ne tient donc pas la route même si l’on observe un décalage. Les pays anglo-saxons mènent la course, mais les autres le suivent de près.

Il y a, cependant, une différence entre les pays qui ont, à l’image des Etats-Unis, fortement diminué les impôts des plus riches et ceux qui, à l’image de la Suède, ne l’ont pas fait qui a échappé aux conservateurs : la collecte de ces impôts a permis de financer toute une série de services publics qui donnent aux plus modestes une qualité de vie qu’ils n’ont pas ailleurs : ce n’est pas la même chose de vivre dans un pays dans lequel l’éducation publique est gratuite et de qualité et un pays dans lequel, cette éducation publique est très médiocre. Même chose pour la santé et pour bien d’autres prestations. Les inégalités ne sont pas seulement économiques et financières. Si l’on prenait en compte la capacité à s’éduquer, se soigner… elles seraient certainement bien plus élevées dans les pays qui ont réduit massivement les impôts des plus riches et ceux dans lesquels on a conservé des taux d’imposition relativement élevés.
Mais venons-en au débat français…

Le débat français : l’impôt et le système d’incitation
Le débat a pris en France une toute autre tournure avec les propositions de François Hollande d’imposer à 75% la tranche des revenus supérieure à 1 million d’euros et de taxer de la même manière revenus du capital et revenus du travail.

Très  vite, les spécialistes ont souligné que la première mesure rapporterait peu, 100 millions d’euros au maximum, ce que François Hollande n’a pas nié, mais il a insisté sur la dimension morale. Et lorsqu’on lui reproche d’avoir changé d’avis puisqu’il s’y était opposé il y a quelques mois dans un débat avec Thomas Piketty, il indique que ce sont les informations sur les hausses de 34% des revenus des patrons du CAC 40 qui l’ont convaincu qu’il fallait faire quelque chose. "Je fais primer la morale" a-t-il notamment expliqué, argument qui peut avoir une certaine efficacité politique mais qui n’a pas beaucoup de sens économique.

Il faut, en fait, lire plus attentivement ce que dit François Hollande pour y voir une autre dimension infiniment plus intéressante. « Que vont faire les entreprises ?, s’est-il demandé. Elles n'augmenteront plus au-delà d'un million d'euros leurs principaux dirigeants et donc j'aurais atteint mon objectif. Ces patrons là ne pourront plus s'augmenter ou bien s'ils s'augmentent il y aura la fiscalisation. » Cette tranche nouvelle d’imposition a donc pour lui une valeur incitative. Elle devrait inciter les entreprises à limiter les hausses des rémunérations de leurs dirigeants.

L’argument renvoie aux analyses de John Kenneth Galbraith qui soulignait combien des taux d’imposition élevés avaient amené ce qu’il appelait la technostructure à rechercher d’autres satisfactions. En ce sens, un impôt élevé sur les rémunérations les plus importantes, qu’elles se présentent comme des salaires ou comme du capital (stock-options, distribution gratuite d’actions…), peut inciter les intéressés à réviser leurs ambitions et leurs objectifs. La cupidité peut prendre différentes formes qui ne sont pas toutes monétaires.

Sa deuxième proposition, taxer de la même manière revenus du capital et revenus du travail, devrait aller dans la même direction : l’une des méthodes les plus communément utilisées par les dirigeants pour échapper à l’impôt a été de substituer du capital, sous forme notamment d’actions, à des rémunérations classiques. Si les deux sont taxés de la même façon, cette échappatoire disparaîtra, ce qui sera certainement plus efficace qu’une promesse d’interdiction, comme cela a été évoqué par d’autres candidats.

Cela dit, ces mesure ne seront que de peu d’effet si les pratiques d’optimisation fiscale des grandes entreprises ne sont pas mieux contrôlées au plan international. Parce que c’est là que se joue en définitive l’essentiel, comme l’a déjà suggéré le débat américain.

L’évasion fiscale des plus riches n’est que l’exploitation par les dirigeants de techniques que les grands groupes utilisent pour échapper à l’impôt. On a souvent cité le cas de Total qui ne payait pas d’impôts en France, mais il est loin d’être isolé.

Le fisc américain publie régulièrement des statistiques qui montrent que, selon les années, de 30 à 50% des grandes entreprises américaines et des filiales des groupes étrangers aux Etats-Unis échappent à l’impôt sur les sociétés. Et ce qui est vrai de Total et de tant de grandes entreprises américaines l’est de bien d’autres originaires d’autres pays, notamment européennes.



Je citais tout à l’heure deux économistes suédois. L’entreprise suédoise la plus populaire, Ikea, transférerait, d’après un reportage diffusé il y a quelques mois sur la télévision publique suédoise, 3% de son chiffre d’affaires à une fondation installée au Lichtenstein, paradis fiscal qui permet aux entreprises d’échapper à l’impôt. Interrogé sur ces pratiques, le fondateur de cette entreprise qui insiste toujours sur son souci de l’environnement et sur la responsabilité sociale de son entreprise, a répondu : « Une structure d'optimisation nous donne la possibilité et la flexibilité d’utiliser notre capital qui a déjà été imposé sur le marché, vers de nouveaux marchés en vue d'un développement de nos affaires sans avoir à subir le joug d'une double taxation. » Remarque qui témoigne de ce que certains auteurs appellent la culture de l’évasion fiscale (voir notamment Ordower, The culture of tax avoidance). Non seulement, on échappe à l’impôt mais on est convaincu de le faire pour de bonnes raisons.

Le débat en Allemagne, impôt ou don ?
Le débat français sur la taxation des plus riches a traversé le Rhin puisqu’il y a quelques jours, Oskar Lafontaine, le leader de la gauche radicale, un peu l’équivalent de Mélenchon en Allemagne a repris la même idée, mais sans susciter beaucoup d’inquiétude, il est vrai que son parti est en troisième position, loin derrière la CDU et le SPD.

Lorsque l’on pense, en Allemagne, à un débat sur l’impôt on pense aujourd’hui plutôt à celui qui a opposé dans la presse, il y a quelques mois, plusieurs philosophes réputés.  

C’est un auteur célèbre, un peu sulfureux, Peter Sloterdijk, qui l’a lancé dans une série d’articles récemment traduits en français sous un titre explicite : Repenser l’impôt. Dans la préface de ce livre qui regroupe plusieurs entretiens avec des journalistes, il attaque vivement l’impôt en en faisant l’héritier des pratiques de pillages. Les Etats, explique-t-il en substance, ont longtemps vécu de pillages de leurs voisins ou de leurs colonies, lorsque cela n’a plus été possible, ils se sont tournés vers leurs citoyens.
Il ne nie pas la nécessité de l’impôt, il en faut pour financer la dépense publique, en ce sens, il n’a rien à voir avec les libertariens à la Hans Hope, un philosophe autrichien dont on a pu lire récemment une interview dans Philosophie Magazine, rien non plus avec les partisans de l’Etat minimal, mais l’impôt devrait, nous dit-il, prendre, dans des sociétés démocratiques, la forme d’un don. Nos sociétés ne seront, ajoute-t-il, vraiment démocratiques que lorsque nous aurons transformé l’impôt en don volontaire.
Chacun, nous explique-t-il, devrait être en mesure de payer ce qu’il souhaite. Ce qui, assure-t-il sans vraiment convaincre, ne conduirait pas forcément à une réduction des recettes de l’Etat. Quand on l’interroge sur ce point, il répond que le capitaliste est condamné à la philanthropie, « la richesse, explique-t-il, embarrasse, parce que d’un point de vue moral, il n’est pas possible de la classer dans une catégorie sans autre forme de procès. » Ce qui reste, naturellement, à vérifier.

Cette pensée pourrait être simplement réactionnaire, une variante des révoltes contre l’impôt, c’est bien d’ailleurs ce que ses critiques lui ont reproché, mais ce n’est pas, je crois, lui faire pleinement justice. Dans ses analyses Peter Sloterdijk  met le doigt sur deux questions rarement traitées : celle, d’une part, des relations entre la démocratie et l’impôt et celle, d’autre part, de la participation citoyenne à la résolution des problèmes que rencontre la société.

Dans les régimes démocratiques contemporains, l’impôt est voté par le Parlement, c’est-à-dire par des représentants du peuple et ventilé par les parlementaires en fonction des besoins des différentes fonctions de l’Etat. Mais le citoyen, surtout s’il paie beaucoup d’impôts, peut avoir le sentiment d’être laissé de coté et pas vraiment consulté sur l’usage fait de son argent. A l’inverse celui qui, riche ou pas, fait de plein gré un don à une organisation philanthropique choisit les causes qu’il souhaite défendre, et cette liberté de choisir est sans doute pour beaucoup dans le plaisir qu’il éprouve à donner. Il a le sentiment d’être utile à la société, de contribuer à résoudre un problème qui lui paraît déterminant. Il a le sentiment d’être un acteur, impression que partagent peu de contribuables.

On lutterait sans doute plus facilement contre l’évasion fiscale des particuliers et des entreprises si l’on réussissait à rendre au contribuable ce sentiment d’être un acteur de ses choix, de ses dépenses lorsqu’il paie l’impôt. Aller jusqu’au don, comme le suggère Peter Sloterdijk, est certainement absurde mais l’on pourrait imaginer des systèmes fiscaux qui laissent au contribuable la possibilité d’affecter une partie de son impôt aux dépenses qui lui paraissent le plus utiles. On pourrait, par exemple, donner au contribuable qui paie 10 000€ d’impôts la possibilité de choisir l’affectation d’une partie de ceux-ci, mettons 10%, qu’il pourrait choisir de voir investie dans la réduction de la dette, l’éducation, la santé, la justice, la sécurité, la défense… Mieux qu’un sondage que l’on peut interpréter comme on souhaite et que l’on n’est pas forcé de suivre, on aurait une photographie en direct des attentes de ceux qui financent la collectivité et l’obligation de s’y plier. On me dira que ce ne serait pas juste puisque ceux qui ne paient pas d’impôts n’auraient pas leur mot à dire. Sans doute. Mais cet argument n’est jamais que le symétrique de celui selon lequel ceux qui ne paient pas ou peu d’impôts votent pour les partis qui promettent de faire payer les plus riches…

Trois débats, trois approches, un souci nouveau…
Trois débats, donc, trois approches très différentes d’une même question longtemps négligée tant elle paraît technique et complexe. Sans doute y a-t-il ailleurs d’autres débats sur le même sujet que je n’ai pas identifiés. Reste que l’on devine à travers ceux-ci, et à travers les personnalités qui l’engagent, économistes, politiques, philosophes, l’amorce d’une réflexion sur la contribution des citoyens aux dépenses collectives qui ne se limite pas seulement à la définition d’un montant. Bien au delà de la technique fiscale, se dessinent des questions de justice, de bien commun, de propriété… toutes questions hautement politiques.