Les chroniques économiques de Bernard Girard

21.2.12

Chômeurs, leur vécu,


 Une étrange proposition 

Parmi toutes les propositions qu’a faites Nicolas Sarkozy à l’occasion de son entrée en campagne, il en est une qui retient l’attention : celle qui consisterait à modifier, par voie de référendum, la formation des chômeurs. Drôle de manière d’aborder ce sujet mais qui me donne l’occasion de revenir sur le chômage, non pas sur son explosion, plus d’un million de chômeurs en un quinquennat, ni même sur ses causes, mais sur ses effets.

Quel est l’impact du chômage sur la vie des uns et des autres ? en quoi est-ce qu’il modifie la société, notre environnement économique ? qu’est-ce que la vie des chômeurs ? toutes questions qu’on laisse en général de coté lorsque l’on aborde la question sous l’angle économique et qui sont cependant déterminantes. Peut-on suggérer que les chômeurs sont des assistés qui se complaisent dans leur situation, comme fait Nicolas Sarkozy, sans examiner de près ce que sont les conséquences du chômage sur la vie de chacun?

Une idée bien ancrée chez les économistes 

L’idée que les chômeurs sont des assistés qui profitent de leurs allocations chômage pour ne rien faire, est une vieille idée réactionnaire qui a trouvé ses meilleurs défenseurs chez les économistes.

 Dès 1925, Jacques Rueff, l’économiste préféré du général de Gaulle défendait cette idée en s’appuyant sur des données britanniques. Il répéta cette analyse à de nombreuses reprises, notamment en 1931 dans un livre au titre explicite : L’assurance chômage, cause du chômage permanent, et il développa cette thèse jusqu’à la fin de ses jours. Il l’a notamment reprise dans des articles publiés dans le Monde en 1976, articles dans lesquels il expliquait : « Depuis 1911(…) il existait en Angleterre un système d'assurance-chômage, qui donnait aux ouvriers sans travail une indemnité connue sous le nom de "dole". La conséquence d'un pareil régime était d'établir un certain niveau minimal de salaire, à partir duquel l'ouvrier était incité à demander la "dole" plutôt qu'à travailler pour un salaire qui ne lui vaudrait qu'un excédent assez faible sur la somme qu'il recevait comme chômeur. »

 On l’a compris, l’ouvrier assuré de toucher cette « dole », préférerait ce revenu minimum préférerait à un travail salarié guère mieux payé.

 Jacques Rueff ajoutait que ce mécanisme interdisait les baisses de salaires en période de récession : les travailleurs qui chômaient protégeaient donc, à l’entendre, les revenus de leurs collègues qui travaillaient. D’où sa conclusion : ce sont des salaires qui ne baissent pas en période de récession qui créent le chômage. Le chômage disparaitrait si les salariés acceptaient des réductions de leurs revenus comme font les commerçants qui baissent leurs prix quand ils n’ont pas vendu à la fin du marché toutes leurs carottes ou toutes leurs tomates.

 C’est l’analyse économique classique, que l’on retrouve, sous des formes voisines, dans un très grand nombre de textes contemporains. Analyse séduisante sur le plan théorique mais dont il est difficile de trouver confirmation dans les travaux empiriques, surtout dans ceux des sociologues qui approchent les chômeurs autrement que dans des statistiques.

Le chômage et la mort sociale 

Les sociologues qui vont sur le terrain à la rencontre des chômeurs, qui les interrogent sur leurs motivations, qui examinent leurs comportements ont une approche totalement différente du sujet.

 J’en voudrais pour première preuve cette remarque que Pierre Bourdieu fait dans la préface qu’il a donnée à la traduction française du premier livre de sociologie qui se soit intéressé de très près aux chômeurs : les chômeurs de Marienthal, de PaulLazarsfeld, un livre publié en 1931 et consacré à une enquête sur les travailleurs restés longtemps sans emploi dans cette petite ville de la banlieue viennoise. « À travers les biographies ou les témoignages, écrit Pierre Bourdieu, – je pense par exemple à ce chômeur qui, après avoir écrit cent trente lettres de demande d’emploi, toutes restées sans réponse, s’arrête, abandonnant sa recherche, comme vidé de toute énergie, de tout élan vers l’avenir –, à travers toutes les conduites que les enquêteurs décrivent comme « irrationnelles », qu’il s’agisse d’achats propres déséquilibrer durablement leur budget ou, dans un autre ordre, de l’abandon des journaux politiques et de la politique au profit des gazettes de faits divers (pourtant plus coûteuses) et du cinéma, ce qui se livre ou se trahit, c’est le sentiment de délaissement, de désespoir, voir d’absurdité, qui s’impose à l’ensemble de ces hommes soudain privés non seulement d’une activité et d’un salaire, mais d’une raison d’être sociale et ainsi renvoyés à la vérité nue de leur condition. Le retrait, la retraite, la résignation, l’indifférentisme politique (les Romains l’appelaient quies) ou la fuite dans l’imaginaire millénariste sont autant de manifestations, toutes aussi surprenantes pour l’attente du sursaut révolutionnaire, de ce terrible repos qui est celui de la mort sociale. »

C’est cette mort sociale, « On ne lit plus les journaux, on n’écoute plus la radio ; s’installent l’indifférence, la résignation et le désespoir… », écrit Lazarsfeld, qui explique que les chômeurs de longue durée ne cherchent plus d’emplois.

 S’ils n’en cherchent plus, ce n’est pas, comme le disent les économistes parce qu’ils préfèrent le chômage au travail, mais parce qu’ils ont perdu l’espérance de trouver un emploi. Pourquoi continuer de chercher si chercher ne mène à rien ?

Tous les chômeurs ne sont évidemment pas condamnés à cette mort sociale, tant s’en faut, mais elle est en arrière-fond, elle est ce que vivent ceux qui sont sans emploi depuis longtemps. Ce qui explique, d’ailleurs, que toutes les mesures prises pour réduire la durée des allocations, diminuer leur montant à mesure que le temps passe, comme celles que proposent le Medef et à sa suite le gouvernement, sont si inefficaces. Les chômeurs restés trop longtemps sans emploi n’attendent plus rien du marché de l’emploi.

Chômage et économie parallèle 

Cela ne veut pas dire qu’ils restent forcément les bras croisés, inactifs. A défaut de trouver un emploi sur le marché du travail, beaucoup s’en créent un en dehors de celui-ci. D’où le développement parallèle, souvent signalé, du chômage et de l’économie souterraine. Le chômage favorise le développement du travail au noir.

 Les chômeurs qui ne sont pas sans capacités ni compétences acceptent, lorsqu’ils en ont l’opportunité, de travailler ainsi en dehors de toute légalité, sans cotisations ouvrières ou patronale, ce qui peut leur permettre de compenser leurs pertes de revenus et de conserver une certaine estime de soi : se trouver un job au noir, quand on est sans emploi, c’est se prouver à soi-même et aux autres qu’on est capable de rebondir, de se défendre, de s’adapter. Et c’est sans doute un des motifs pour lesquels le travail au noir est si bien accepté. C’est également, pour peu que l’on sache en trouver assez, s’assurer des compléments de revenus qui échappent aux cotisations sociales mais aussi à l’impôt. On ne gagne pas plus qu’avant mais on coûte moins cher à ses clients, les seuls victimes sont l’Etat et les comptes sociaux.

A cause de la crise économique, l'économie souterraine aura augmenté en 2010 dans les pays développés, après une hausse en 2009», explique Friedrich Schneider, un économiste autrichien spécialiste de l'économie informelle. D’après ses calculs, la part de cette économie non officielle dans le produit intérieur brut (PIB) des pays de l'OCDE a grimpé de 13,3% en 2008 à 14% en 2010. En France, ce ratio a augmenté de 11,1% à 11,7%, mais c’est en Allemagne que cette hausse a été particulièrement significative, ce que l’on peut expliquer par la multiplication des midi jobs à 400€ et du temps partiel qui libèrent du temps pour ces activités.

 En France même, le phénomène a progressé massivement. Le Figaro citait, dans un article publié en 2010, des chiffres significatifs : Les délais accordés en 2009 aux entreprises en difficulté lors des redressements sur les années précédentes, d'habitude stable, a bondi de 58%. La même année, le nombre de procès verbaux dressés pour travail illégal a bondi de 27%. En 2010, le nombre de procès-verbaux de travail dissimulé établis a presque doublé, connaissant une augmentation de 94 %. Cette progression est pour partie liée à une modification des procédures mais elle montre bien l’impact du chômage sur l’économie souterraine. Cette montée du travail au noir a une quadruple conséquence :

- elle rend les chiffres officiels de plus en plus fragiles,

- elle allége l’impact de la récession puisque cette économie souterraine améliore les revenus de ceux qui la pratiquent,

- elle nourrit le sentiment d’injustice chez les voisins, les proches qui ont du mal à s’en tirer et s’imaginent que ceux qui travaillent au noir s’enrichissent plus facilement,

- elle favorise l’incivisme : c’est dans les pays dans lesquels l’économie souterraine est le plus développée que l’Etat a le plus de mal à collecter des impôts. Est-ce ce un hasard si l'économie souterraine représente, selon les estimations de Friedrich Schneider, 25% du PIB en Grèce et autour de 40% en Lettonie et en Estonie.

Le retour au travail et les pertes de salaires

Mais revenons au vécu des chômeurs. S’il arrive que les manuels d’économie expliquent que les chômeurs ont choisi de ne pas travailler parce qu’il était plus avantageux de percevoir des allocations, toutes les études de bien-être montrent que le chômage se traduit par une augmentation du niveau d’anxiété et une dégradation de la satisfaction, du bonheur et du sentiment de valoir quelque chose.

 Tout cela devrait inciter à rechercher rapidement un travail. Et c’est ce que font en général les chômeurs. Mais il est vrai qu’ils déchantent vite. Non seulement il est difficile de retrouver un travail, mais lorsqu’ils en retrouvent un celui-ci est, en général, moins bien rémunéré que celui qu’ils ont perdu. La décote est en général de l’ordre de 10% à 15%, avec des variations selon les secteurs et les métiers, certains comme les métiers de service ou d’encadrement étant plus touchés que d’autres.

Cette décote peut prendre de nombreuses formes : passage du temps plein au temps partiel, du CDI à d’autres contrats de travail, CDD, intérim, perte de l’ancienneté, retour à l’emploi dans des secteurs dans lesquels les compétences acquises sont moins valorisées, changement complet de métier, d’employée de bureau à caissière dans une grande surface… reste que dans tous les cas, c’est une perte de pouvoir d’achat d’autant plus mal ressentie qu’elle est jugée injuste.

 Et, parce que cette dégradation des revenus est jugée injuste, beaucoup de chômeurs refusent les premières propositions qui leur sont faites, une attitude que condamne Nicolas Sarkozy mais qu’il ferait mieux d’essayer de comprendre : ces chômeurs qui refusent des propositions trop médiocres, trop éloignées de leurs compétences, et on sait qu’elles sont nombreuses, se disant qu’ils valent mieux, qu’ils trouveront mieux. Ils ont d’autant plus tendance à attendre, qu’ils savent bien qu’il est très difficile de monter dans l’échelle des salaires quand on est parti bas. Ils se trouvent donc pris en tenaille entre deux exigences contradictoires :

- celle de retrouver rapidement un emploi pour sortir du chômage, situation toujours inconfortable,

- celle de retrouver un emploi correspondant à leurs qualifications, au salaire qu’ils avaient avant, pour poursuivre dans la voie engagée.

Ils sont au fond amenés à choisir entre prendre le premier emploi qui se présente au risque de se déprécier et attendre un emploi correspondant à leur niveau sachant qu’il s’agit d’une véritable course poursuite puisque plus on attend plus on a de chance de rester sur le carreau avec des compétences qui se dégradent et perdent de leur valeur à mesure que le temps passe. Le cas des commerciaux qui vivent de leur carnet d’adresses est caractéristique : plus ils attendent, moins celui-ci a d’intérêt pour un quelconque employeur.

J’ajouterai que ce dilemme se complique de ce que la démarche de recherche d’emploi conduit à surévaluer ses compétences, le poste qu’on occupait. Les conseillers que l’on rencontre vous invitent à mettre en valeur ce que l’on a fait, ses compétences, c’est tout l’art du CV, mais plus on met de soin à mettre en valeur son CV plus l’écart entre ses aspirations et ce qui vous est proposé se creuse.

Les seniors et les jeunes 

Je citais tout à l’heure Bourdieu et Lazarsfeld qui s’interrogeaient sur l’impact du chômage sur le vécu, les comportement de ceux qui en souffrent. Cet impact n’est évidemment pas le même pour tous.

 On sait que le chômage touche en France surtout les seniors et les plus jeunes. Les seniors sont sans doute moins affectés que d’autres par le chômage. Ils savent qu’ils ont peu de chance de retrouver un emploi, ils calculent comment atteindre l’âge de la retraite sans trop d’encombre et s’accommodent au fond assez bien de ce qui peut passer pour une retraite anticipée. Les reproches sociaux sont faibles, tout le monde sait bien qu’ils ont peu de chance de retrouver un emploi et l’on se dit qu’après tout, faire partir un senior, c’est donner sa chance à un jeune travailleur. Sauf que c’est faux. Le senior que l’on met au chômage et auquel on continue d’attribuer des allocations parce qu’on sait bien qu’il a peu de chance de retrouver un emploi coûte cher : il faut financer ses allocations, sa retraite précoce, ce qui augmente le coût du travail, lequel coût incite les entreprises à freiner, limiter leurs recrutements. Le chômage des seniors est pour partie responsable du chômage des jeunes. A l’inverse de ce que pourrait suggérer une analyse des vases communicants, plus il y a chez chômage chez les seniors, plus il y en a chez les jeunes.

Pour ce qui est des jeunes, les choses sont toutes autres. Leur expérience du chômage qui est, pour beaucoup, d’ailleurs, une expérience de la précarité, des stages à répétition, va impacter leur vision du monde pour une très longue période.

 Une étude britannique qui s’interrogeait sur le chômage des jeunes en Grande-Bretagne, chômage tout aussi important qu’en France, parlait de cicatrices qui ne s’effacent pas, des chercheurs français parlaient eux de stigmates. Plus on tarde à trouver une place stable sur le marché du travail, plus les salaires que l’on perçoit tout au long de sa carrière s’en ressentent, plus les chances de se retrouver au chômage dans le cours de celle-ci augmente. Un recul d’un an dans le démarrage de cette carrière se traduit une augmentation moyenne des périodes de chômage de dix mois. Qui commence sa carrière professionnelle par une longue période de galère risque d’en payer longtemps les conséquences tant en terme de risque de chômage que de salaire. Une autre étude britannique indique qu’un homme qui a connu plus de 6 mois de chômage à 23 ans, gagnera en moyenne et toutes choses égales par ailleurs 7% de moins à 42 ans.

Ce qui est une mauvaise nouvelle pour tout le monde, pour les jeunes qui en sont victimes mais aussi pour tous les autres puisque qui dit salaires plus faibles dit également cotisations et impôts plus faibles. On nous dit souvent qu’en nous endettant nous appauvrissons nos enfants qui devront rembourser nos dettes, mais en ne donnant pas de travail aux plus jeunes d’entre nous, on rendra beaucoup plus difficile le remboursement de nos dettes et le financement des prestations sociales, sanitaires, éducatives…

 Les industriels eux-mêmes devraient en être victimes puisque ce chômage des jeunes semble également annoncer un ralentissement de la productivité. Des salariés moins bien formés aux métiers réels de l’industrie sont moins efficaces.

Mais, au delà de ces remarques on peut penser que, de manière plus générale, ces générations qui auront découvert le monde du travail avec le chômage, par le chômage auront une attitude différente à l’égard du travail. Qu’ils s’en détacheront plus facilement, qu’ils développeront un habitus de la précarité, qu’ils seront plus mobiles, ne serait-ce que parce qu’ils auront appris à se débrouiller dans un monde difficile.

On peut assez facilement imaginer qu’ils adapteront leurs comportements personnels, notamment financiers à cette précarité, qu’ils se méfieront des investissements de longue durée et qu’ils privilégieront en la matière le court terme.

 Retour à la politique

J’ai commencé cette chronique en faisant état de la proposition de Nicolas Sarkozy de mettre en place un référendum sur l’emploi sans que l’on sache bien d’ailleurs ce qu’il mettait derrière, mais on devine que la question centrale est derrière tout cela celle du chômage qui agit comme un poison sur la société française, un poison aux effets lents qui menace non seulement notre présent mais aussi notre futur proche.

On a longtemps cru qu’il suffisait du retour de la croissance pour assurer le plein emploi. Un économiste, Arthur Okun, avait même, dans les années soixante, calculé la corrélation entre taux de croissance et création d’emplois. Pour la France on ne pouvait espérer créer d’emploi à moins de 3% de croissance. Nous en sommes loin. Et il n’est même plus sûr que cela suffise tant les délocalisations d’un coté et les gains de productivité de l’autre permettent une croissance sans création d’emplois.

On a longtemps pensé qu’en mettant à la retraite les plus âgés, on dégagerait des emplois pour les plus jeunes. On sait aujourd’hui que ce n’est pas vrai.

Nous avons essayé la réduction du temps de travail. Elle a créé des emplois, mais pas en nombre suffisant.

Sans doute nous faudrait-il inventer une organisation de l’économie française qui développe des activités qui consomment plus de main d’œuvre et échappent tout à la fois aux risques de délocalisation et aux gains de productivité trop rapide. L’éducation, la santé, la culture correspondent bien à cette définition. Mais ils ne sont certainement pas les seuls.

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