Les chroniques économiques de Bernard Girard

31.1.12

Industrie : l'exemple chinois




Apple et les ouvriers chinois
Steve Jobs est mort il y a tout juste quatre mois entouré de l’admiration générale. Le cours d’Apple, l’entreprise qu’il a fondée, a depuis sa mort, explosé, passant de 410€ à  450$, ses bénéfices n’ont jamais été aussi élevés, 13 milliards de $ pour le seul quatrième trimestre de 20011, soit deux fois plus que pour la même période de 2010, et ses réserves de trésorerie sont considérables. Inutile de donner un chiffre qui à ces niveaux ne veut plus dire grand chose. Il suffit pour donner leur mesure d’indiquer qu’elles sont plus importantes que celles du gouvernement américain. Apple a plus de liquidités que le gouvernement de la plus grande puissance mondiale. Tout cela grâce à ces iphones, ipods et ipads, tout cela grâce à nous en somme.

Tout devrait donc aller pour le mieux à Cupertino, au siège social d’Apple et tout irait effectivement pour le mieux si quelques journalistes du New-York-Times n’étaient allés enquêter sur les conditions de travail des ouvriers chinois qui fabriquent ses produits. Car, bien sur, tout est fabriqué en Asie, en Chine. Et le résultat de leur enquête jette une ombre très vilaine sur l’entreprise préférée de tous les amateurs de technologie.

On savait depuis longtemps que les conditions de travail sont dans les usines chinoises particulièrement pénibles, mais cette enquête en donne de nouvelles illustrations. Ouvriers qui travaillent de très longues heures, que l’on réveille en pleine nuit pour satisfaire les exigences du client, qui opèrent dans des milieux dangereux… On est plus du coté du servage que des relations industrielles acceptées dans les pays démocratiques.

Véritable réquisitoire, cette série d’articles met en évidence la responsabilité d’Apple alors même que ses responsables disent tout faire pour assurer des conditions de travail satisfaisantes aux ouvriers de ses sous-traitants (voir, notamment, ici). Et il est vrai qu’il fait signer des chartes et envoie des inspecteurs mais ses exigences sont si grandes que les entreprises sont amenées à « tourner les coins ronds » pour les satisfaire.
Mais tout cela est déjà connu et j’ai évoqué ici même, il y a deux ans, la répression brutale de manifestations d’ouvriers de Wintec, un des sous-traitants chinois d’Apple et de Nokia dont on ne payait pas les heures supplémentaires. Et si je vous parle ce matin de cette enquête, c’est qu’elle nous donne, au delà de ces informations sur les conditions de travail, un éclairage très intéressant sur les méthodes de l’industrie chinoise et sur ce qui fait aujourd’hui son succès. Méthodes qu’il est intéressant de connaître alors que l’on s’interroge sur le meilleur moyen de réindustrialiser la France.

Au delà des salaires
Lorsque l’on parle de la concurrence des pays émergents et, notamment, de la Chine, on pense au coût du travail et on explique leur succès par ce seul avantage. Il existe, naturellement, mais il n’y a pas que lui. Le premier article de cette série donne un exemple éclairant de ces autres avantages. En 2007, à quelques mois de la sortie de l’iphone, Steve Jobs découvre que le revêtement de plexiglass prévu par les ingénieurs d’Apple pour l’écran se raie facilement. Il demande qu’on le remplace par du verre, ce qui est techniquement compliqué. Apple lance un appel d’offre. Une entreprise chinoise répond. Lorsque les ingénieurs du constructeur informatique se rendent sur place, l’entreprise a déjà acheté du verre pour faire des essais de coupe et mis à la disposition de son client potentiel des ingénieurs pour faire presque gratuitement les essais. Un mois plus tard, la solution est trouvée, la production peut commencer, mais les milliers de salariés nécessaires pour  la réaliser ont été recrutés, les dortoirs dans lequel ils vont dormir construits. Incapable de tenir ce rythme l’entreprise américaine qui avait été initialement retenue a perdu le marché.

Première caractéristique donc de l’industrie chinoise : son aptitude à anticiper les demandes et à faire gagner à son client quelques semaines, voire quelques mois. C’est au moins aussi important pour Apple qui avait mis en place toute sa politique commerciale que des salaires faibles. Et cela n’est possible que parce que ces entreprises, qui veulent avoir le marché d’Apple, sont disposées à investir massivement pour l’obtenir.

Seconde caractéristique : sa capacité à lancer rapidement des productions de masse. Le marché des produits électroniques grand public est mondial. Dès la première année de la commercialisation de son Iphone, Apple en a vendu près d’1,4 millions, l’année suivante, il en a vendu plus de 11 millions et 40 millions en 2010. Les démarrages des produits qui ont du succès sont foudroyants. Et ils ne sont possibles que parce que les industriels chargés de les fabriquer peuvent  quasi instantanément ou, du moins, très rapidement, mobiliser des capacités de production considérables. Et ceci grâce aux conditions de travail de ses salariés, serviables et corvéables à merci, mais aussi grâce à un marché du travail très profond qui lui permet de recruter rapidement , lorsque nécessaire, des milliers d’ouvriers, de techniciens ou d’ingénieurs et de les mettre immédiatement au travail.

Lorsque l’on demande aux responsables d’Apple pourquoi ils ne fabriquent plus leurs produits aux Etats-Unis, ils répondent, toujours d’après l’article du New-York-Times : « parce qu’il n’y a tout simplement plus assez d’ouvriers avec les compétences nécessaires aux Etats-Unis, plus assez d’usines avec la réactivité et la flexibilité nécessaire. »

Les vertus de l’agglomération
L’article met en avant un autre aspect capital qui explique le succès de l’industrie chinoise : les vertus de l’agglomération. Car, faut-il le rappeler ? les salaires chinois sont depuis longtemps très faibles et ce n’est que depuis quelques années que ce pays est devenu l’usine du monde.

L’entreprise américaine qui avait perdu l’appel d’offres d’Apple sur l’écran de verre, Corning Glass, n’a pas abandonné la partie. Bien au contraire, elle a continué de proposer son offre aux concurrents d’Apple, la plupart installés en Asie. Et elle a construit des usines dans cette partie du monde. L’article donne deux chiffres qui expliquent : pour transporter les écrans de l’usine qui les fabrique en Chine à celles qui montent l’iphone, il faut 8 heures de transport. Pour les transporter des Etats-Unis en bateau, il aurait fallu 35 jours. Avec l’avion cela aurait été plus rapide, mais à des coûts extravagants. 

La puissance industrielle de la Chine tient à sa géographie industrielle. Plutôt que de disperser ses activités industrielles sur tout le territoire elle a su créer des agglomérations industrielles qui mettent au service de ses clients tout ce dont ils ont besoin. Un des responsables d’Apple interrogé par les journalistes du NYT l’explique ainsi : « toute la chaine de production est aujourd’hui en Chine. Vous avez besoin de joints en caoutchouc ? Vous les trouverez dans l’usine à coté ? Vous avez besoin d’un millions de vis ? L’usine est en face. Vous avez besoin d’un tournevis un peu différent ? cela prendra trois heures pour le trouver. »
Ce n’est pas une nouveauté. En 2009, Paul Krugman, économiste célèbre qui se trouve être aussi un spécialiste de la géographie économique, publiait un article (Increasing Returns in a Comparative Advantage World) dans lequel il mettait en évidence le rôle de ces effets d’agglomération.
Cet effet d’agglomération tient à la géographie, on trouve tout à proximité, ce qui réduit les coûts logistiques, mais aussi à la structure de l’économie chinoise. A l’inverse de la notre, dominée par quelques grands groupes, elle comprend des milliers d’entreprises spécialisées sur un créneau étroit, les vis par exemple, qui sont en concurrence, qui sont à proximité et qui offrent donc à l’industriel à la recherche d’un produit particulier toutes chances de trouver rapidement ce qu’il souhaite et dans les meilleures conditions puisque, concurrence aidant, toutes sont intéressées à répondre au plus vite à la demande. 
Si j’osais une image et pour en rester aux vis, l’économie chinoise ressemble au sous-sol du BHV où l’on trouve à peu près tout, en matière de vis, sous la main, alors que nos économies ressemblent beaucoup plus à ces grandes surfaces qui n’offrent à leurs clients qu’un nombre limité de références et imposent à celui qui cherche un modèle de vis particulier une longue recherche. On comprend que des industriels soient séduits par ce modèle qui allège considérablement les coûts de développement d’un produit. 

Une grande flexibilité
L’autre grande caractéristique est la flexibilité. Ces usines savent répondre très rapidement à la demande, elles savent s’adapter à ce que souhaitent leurs clients. Et ceci parce qu’elles utilisent beaucoup de main d’œuvre. Nos industries ont mis l’accent sur l’automatisation pour réduire les coûts du travail humain. Les Chinois ont aussi des usines très automatisées, mais ils en ont d’autres qui utilisent beaucoup de main d’œuvre, tout simplement parce que celle-ci est bon marché. De manière générale, il semble, d’ailleurs, que les Chinois utilisent infiniment plus de main d’œuvre ouvrière que nous dans leurs usines. L’avantage est qu’il est plus facile de reprogrammer une fabrication avec des hommes auxquels on peut demander de modifier quasi instantanément leur production, qu’à des machines dont la programmation est toujours longue et difficile. On peut confier à des hommes des tâches qu’il est très difficile d’automatiser ou qui demanderaient, pour pouvoir l’être de très longs développements que les les fabricants de machines-outils ne pourraient engager que s’ils étaient assurés d’avoir un débouché important. Les clients n’ont évidemment pas le temps d’attendre.

Résumons donc : la Chine a un coût du travail bien plus faible que le notre, elle offre à ses salariés des conditions de travail souvent inadmissibles, mais son succès ne tient pas seulement à cela. Il tient aussi, et peut-être surtout pour l’avenir, à sa réactivité, à sa flexibilité, à sa structure et à son organisation géographique qui lui donnent les moyens de mobiliser rapidement les ressources considérables dont ont besoin les industriels aujourd’hui. Et dont ils auront plus encore besoin demain.

La concentration des industries capables de travailler ensemble dans la même région est sans doute le trait le plus remarquable de cette organisation industrielle. Je disais tout à l’heure que Paul Krugman en avait fait la théorie dans un article en 2009. Un autre économiste, Richard Baldwin est rentré plus dans le détail (Trade and industrialisation after globalisation’s 2’nd unbundling). Il montre que la fragmentation de la chaine de production, caractéristique de l’industrie moderne, est allée avec une concentration de cette industrie dans des régions géographiques étroites. Les coûts du transport n’ont pas disparu. 

Je parle aujourd’hui de la Chine, mais ne même phénomène explique sans doute le succès de l’Allemagne dont les industriels ont su nouer des liens étroits avec les industries des ex-pays socialistes qui sont à ses frontières et dont les coûts de main d’œuvre sont plus faibles.

Un modèle industriel adaptée à la demande…
Au delà des critiques sur la gestion des hommes qui confine, je l’ai dit, à un quasi-servage, c’est la modernité et l’efficacité de l’appareil chinois qui frappe. Il s’est adapté à la demande des industriels occidentaux. Non pas en jouant exclusivement sur le coût du travail comme d’autres pays en voie de développement mais en construisant une économie qui répond exactement aux attentes de l’économie contemporaine. 

Sa capacité à mobiliser rapidement ressources humaines et techniques lui permet de répondre aux attentes de ces entreprises qui travaillent pour un marché mondial. J’ai donné l’exemple d’Apple et de son iphone, mais plein d’autres industriels sont dans la même logique. Une logique qui suppose que l’on puisse rapidement produire en quantités considérables pour fournir simultanément des clients aux quatre coins du monde mais qui suppose aussi une grande flexibilité : ces produits se renouvellent très vite. Nous en sommes déjà à la troisième ou quatrième génération d’iphone.

Sa flexibilité lui permet également de répondre aux exigences du commerce électronique, sur internet, qui demande que l’on se rapproche de la fabrication à la demande. On ne peut pas dans l’univers du commerce sur internet stocker tous les produits que l’on vend, puisque l’on ne sait pas combien on en vendra dans quelques semaines ou quelques mois. Il faut donc trouver une solution industrielle qui permette de les fabriquer pratiquement à la demande. Ce modèle existe, c’est celui qu’avait imaginé le constructeur informatique Dell. L’industrie chinoise, avec son coté BHV dont je parlais tout à l’heure s’y prête particulièrement bien. Le sous-traitant stocke les composants des différents modèles d’un même produit, un téléphone, une tablette électronique… et les assemble à la demande. Et en quelques heures, le produit peut être expédié au client qui l’a commandé. Ce modèle ne peut évidemment fonctionner de manière satisfaisante que si le marché est très vaste, c’est-à-dire global.

Cette modernité profonde du modèle chinois de production industrielle est trop rarement soulignée. Or, elle est capitale. Elle veut tout simplement dire que l’industrie chinoise pourra résister à une hausse du coût du travail à laquelle elle ne saurait échapper. Ces salariés que l’on traite si mal vont se rebeller, ils ont commencé de le faire et les pays occidentaux qui voient leurs emplois ouvriers disparaître vont exercer une pression forte sur la Chine pour qu’elle respecte mieux les règles sociales. Mais ces hausses du coût du travail que l’on peut anticiper ne ramèneront pas du travail chez nous. 

Et les emplois ?
Pour se défendre, Apple indique que l’essentiel de la valeur ajoutée de ses produits est restée aux Etats-Unis. Dans un article publié dans le New-York Times en 2007, son économiste en chef, Hal Varian, indiquait, en s’appuyant sur les travaux de jeunes chercheurs, que plus de 54% de la valeur ajoutée d’un ipod fabriqué en Chine restait aux Etats-Unis, dont 46% pour la distribution et près de 50% pour Apple, ses ingénieurs… C’était en 2007, mais on peut penser que les chiffres pour l’iphone sont à peu près du même ordre. Cette ligne de défense n’est évidemment pas complètement satisfaisante : la valeur ajoutée et les emplois sont deux choses différentes. Si plus de la moitié de la valeur ajoutée reste aux Etats-Unis, le plus gros des emplois est en Chine, ce qui ne convient pas évidemment pas aux salariés américains au chômage. 

Voici, pour finir, quelques chiffres que je tire de cette série d’articles qui a servi de support à cette chronique. Apple emploie 40 000 personnes aux Etats-Unis et 20 000 ailleurs dans le monde tandis que 700 000, oui 700 000, personnes fabriquent et assemblent ses produits en Chine et ailleurs en Asie. Apple crée donc bien des emplois, mais pas là où on les imagine…

Face à ces évolutions, on peut être tenté par le protectionnisme, il serait plus sage d’approfondir ce modèle chinois et de voir s’il ne serait pas possible de s’en inspirer.

Le 31/01/2012